Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1591

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 222-223).
1591. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À la Haye, dans votre vaste et ruiné palais,
ce 13 juillet.

Mon roi, je n’ai pas l’honneur d’être de ces héros qui voyagent avec la fièvre quarte ; je deviens manichéen, j’adopte deux principes dans le monde : le bon principe est l’humanité de mon héros ; le second est le mal physique, et celui-là m’empêche de jouir du premier.

Souffrez donc, mon adorable monarque, que l’âme qui est si mal à son aise dans ce chétif corps ne se mette point en chemin dans l’incertitude de trouver Votre Majesté. Si elle est pour quelques semaines à Berlin, j’y vole ; si elle court toujours, et si, du fond de la Silésie, elle va à Aix-la-Chapelle, j’irai l’y attendre dans un bain chaud, qui le sera moins que votre imagination.

J’ai l’honneur de lui envoyer une dose d’opium dans ses courses : c’est un paquet de phrases académiques. Sa Majesté y verra le Discours[1] de Maupertuis, accompagné de quelques remarques de Mme du Châtelet. Plût à Dieu que les Français ne fissent pas d’autres fautes que celles que Mme du Châtelet a crayonnées ! L’empereur aurait la Bohême, et, du moins, souperait à Munich[2], au lieu de manquer de tout à Francfort.

Mais, sire, malgré les nobles retraites de votre ami[3] de Strasbourg, et malgré la faute faite à Dettingen, il paraît que les Français n’ont pas manqué de courage : les seuls mousquetaires, au nombre de deux cent cinquante, ont percé cinq lignes des Anglais, et n’ont guère cédé qu’en mourant ; la grande quantité de notre noblesse, tuée ou blessée, est une preuve de valeur assez incontestable. Que ne ferait point cette nation si elle était commandée par un prince tel que vous !

Si elle a du courage, son ministère a de la fermeté ; et une nouvelle armée sur la Meuse donnera bientôt aux Provinces-Unies matière à délibérations.

Je crois le traité entre la Sardaigne et l’Espagne à peu près conclu c’est une nouvelle scène sur le théâtre, et ce qui se passe en Suède[4] peut encore changer la face du Nord.

Dans ce choc orageux de cent peuples divers,
Mon héros triomphant tient la foudre et la lyre.
Ses yeux toujours perçants, ses yeux toujours ouverts,
Regardent les erreurs du chétif univers ;
Il voit trembler Stockholm, il voit périr l’empire ;
Il voit les fiers Anglais, ces souverains des mers,
Faux désintéressés qu’un faux espoir attire,
S’enivrant sur le Mein de succès fort légers,
Trainer sous leurs drapeaux, ou plutôt dans leurs fers,
Ces Bataves pesants dont la moitié soupire ;
Il voit Broglio qui se retire,
Agissant, raisonnant, et parlant de travers ;
Il voit tout, et n’en fait que rire,
Et je veux avec lui rire à mon tour en vers.

J’ai peur que ceci ne tienne du transport de la fièvre ; mais le plus grand de mes transports est le désir de voir Votre Majesté. Où la verrai-je ? où serai-je heureux ? Sera-ce à Berlin ? sera-ce à Aix-la-Chapelle ?

Je suis à vos pieds, monarque charmant, homme unique, et j’attends vos ordres pour régler ma marche.


  1. Maupertuis fut reçu à l’Académie française en 1743, en remplacement de l’abbé de Saint-Pierre, mort le 29 avril de la même année. Le nouvel académicien n’eut pas la permission de faire, dans son Discours, l’éloge de son prédécesseur.
  2. Charles VII avait quitté Munich le 18 juin, et, le 28, il était entré à Francfort. Revenu à Munich le 22 novembre 1744, il y mourut le 20 janvier suivant.
  3. Le maréchal de Broglie. Voyez le troisième alinéa de la lettre 1505.
  4. Allusion à la paix signée, le 17 auguste 1743, entre la Suède et la Russie.