Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1588

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 218-220).

1588. ‑ À MADEMOISELLE DUMESNIL[1].
À la Haye, ce 4 juillet.

La divinité qui a eu les hommages de Paris, sous le nom de Mérope, m’est toujours présente à cent lieues de Paris, comme sur les autels où elle s’est fait adorer. Je ne peux, mademoiselle, résister plus longtemps aux sentiments qui m’ordonnent de vous écrire. Je regrette beaucoup plus le plaisir de vous entendre que celui de voir jouer Jules César. Une pièce que vous ne pouvez embellir devient dès lors pour moi d’un prix bien médiocre ; mais l’intérêt que je prends à tout ce qui regarde vos camarades, et, j’ose dire encore, l’intérêt des beaux-arts, me font voir avec beaucoup de douleur la persécution injuste que cette tragédie essuie.

J’entends dire que M. de Crébillon fait des difficultés[2] que personne ne devait attendre de lui.

Il prétend que Brutus ne doit point assassiner César, et assurément il a raison : on ne doit assassiner personne. Mais il a fait autrefois[3] boire sur le théâtre le sang d’un fils à son propre père ; il a fait paraître Sémiramis amoureuse de son fils, sans donner seulement un remords à Sémiramis ni à Atrée ; et les réviseurs de ce temps-là[4] souffrirent que ces pièces fussent jouées.

Il est vrai qu’ici Brutus laisse prévaloir l’amour de la patrie contre un tyran ; mais il faut songer, ce me semble, que cet assassinat est détesté à la fin de la pièce par les Romains ; que les derniers vers même annoncent la vengeance de ce parricide, et qu’ainsi on n’a rien à se reprocher, puisque, si on se contentait de suivre l’histoire à la lettre jusqu’à la mort de César, et de ne pas blâmer l’action de Brutus, on n’aurait rien à se reprocher encore.

Il paraît donc que M. de Crébillon doit cesser, pour son honneur, de faire des difficultés, et ne pas révolter le public contre lui ; plus il travaille à son Catilina[5], dans lequel il fait paraître le sénat de Rome, plus il doit, ce me semble, prévenir les soupçons que forment trop de personnes, qu’il veut empêcher qu’on ne joue un ouvrage qui a un peu de rapport au sien, et qui lui ôterait la fleur de la nouveauté. Il est au-dessus de la jalousie, et il ne faut pas qu’il donne lieu de l’en soupçonner aux personnes qui le connaissent moins que moi. Je suis persuadé que vous et vos amis vous représenterez ces raisons, soit à M. de Marville, soit aux personnes qui peuvent avoir quelque crédit. Ne montrez point, je vous en prie, cette lettre ; je vous le demande en grâce ; mais faites usage des choses qu’elle contient, et des prières que je vous fais. Faites jouer César, ma reine jouez Thérèse[6]. Écrivez-moi chez Mme du Châtelet. Comptez que, partout où je serai, vous aurez sur moi un empire absolu. Permettez que je fasse mes compliments à M. de Brémont, et comptez sur le tendre et respectueux attachement de V.

  1. Marie-Françoise Dumesnil, née à Paris en 1713, reçue, le 8 octobre 1737, à la Comédie française ; retirée du théâtre en 1775 ; morte le 20 février 1803. Cette célèbre actrice avait créé le rôle de Mérope elle créa aussi celui de Sémiramis.
  2. Crébillon, comme censeur, avait déjà refusé d’approuver Mahomet.
  3. En 1707, dans Atrée et Thyeste.
  4. Le censeur d’Atrée, en 1707, fut Fontenelle. L’approbation de Danchet pour Sémiramis est rapportée dans l’Éloge de Crébillon ; voyez tome XXIV, page 359.
  5. Crébillon mit trente ans à composer son Catilina.
  6. Il ne reste de cette pièce qu’un fragment, imprimé tome IV, pages 259 et suivantes.