Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1574

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 205-206).


1574. — DE VAUVENARGUES.
À Nancy, ce 22 avril 1743.

Monsieur, je suis au désespoir que vous me forciez à respecter Corneille. Je relirai les morceaux que vous me citez, et si je n’y trouve pas tout le sublime que vous y sentez, je ne parlerai de ma vie de ce grand homme, afin de lui rendre au moins par mon silence l’hommage que je lui dérobe par mon faible goût. Permettez-moi cependant, monsieur, de vous répondre sur ce que vous le comparez à Archimède, qu’il y a bien de la différence entre un philosophe qui a posé les premiers fondements des vérités géométriques, sans avoir d’autre modèle que la nature et son profond génie, et un homme qui, sachant les langues mortes, n’a pas même fait passer dans la sienne toute la perfection des maîtres qu’il a imités. Ce n’est pas créer, ce me semble, que de travailler avec des modèles, quoique dans une langue différente, quand on ne les égale pas. Newton, dont vous parlez, monsieur, a été guidé, je l’avoue, par Archimède et par ceux qui ont suivi Archimède ; mais il a surpassé ses guides ; partant, il est inventeur. Il faudrait donc que Corneille eût aussi surpassé ses maitres pour être au niveau de Newton, bien loin d’être au-dessus de lui. Ce n’est pas que je lui refuse d’avoir des beautés originales, je le crois ; mais Racine a le même avantage. Qui ressemble moins à Corneille que Racine ? Qui a suivi une route, je ne dis pas plus différente, mais plus opposée ? Qui est plus original que lui ? En vérité, monsieur, si l’on peut dire que Corneille a créé le théâtre, doit-on refuser à Racine la même louange ? Ne vous semble-t-il pas même, monsieur, que Racine, Pascal, Bossuet, et quelques autres, ont créé la langue française ? Mais si Corneille et Racine ne peuvent prétendre à la gloire des premiers inventeurs, et qu’ils aient eu l’un et l’autre des maitres, lequel les a mieux imites ?

Que vous dirai-je, après cela, monsieur, sur les louanges que vous me donnez ? S’il était convenable d’y répondre par des admirations sincères, je le ferais de tout mon cœur ; mais la gloire d’un homme comme vous est à n’être plus loué et à dispenser les éloges. J’attends avec toute l’impatience imaginable le présent dont vous m’honorez. Vous croyez bien, monsieur, que ce n’est pas pour connaître davantage vos ouvrages. Je les porte toujours avec moi ; mais de les avoir de votre main et de les recevoir comme une marque de votre estime, c’est une joie, monsieur, que je ne contiens point, et que je ne puis m’empêcher de répandre sur le papier. Il faut que vous voyez, monsieur, toute la vanité qu’elle m’inspire. Je joins ici un petit discours que j’ai fait depuis votre lettre, et je vous l’envoie avec la même confiance que j’enverrais à un autre la la mort de César ou Alhalie. Je souhaite beaucoup, monsieur, que vous en soyez content pour moi, je serai charmé si vous le trouvez digne de votre critique, ou que vous m’estimiez assez pour me dire qu’il ne la mérite pas, supposé qu’il en soit indigne. Ce sera alors, monsieur, que je me permettrai d’espérer votre amitié. En attendant, je vous offre la mienne de tout mon cœur, et suis avec passion, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Vauvenargues.

P. S. Quoique ce paquet soit déjà assez considérable, et qu’il soit ridicule de vous envoyer un volume par la poste, j’espère cependant, monsieur, que vous ne trouverez pas mauvais que j’y joigne encore un petit fragment. Vous avez répondu, à ce que j’ai eu l’honneur de vous écrire de deux grands poëtes[1], d’une manière si obligeante et si instructive qu’il m’est permis d’espérer que vous ne me refuserez pas les mêmes lumières sur trois[2] orateurs si célèbres.

  1. Corneille et Racine.
  2. Bossuet, Fénelon et Pascal.