Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1550

Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 180-181).

1550. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Bruxelles, novembre.

Votre gardiennerie m’a donc inspiré, mon cher et respectable ami, car j’ai renoué bien des fils à Mahomet et à Zulime avant que votre ordre angélique eût été signifié. Je ne pouvais pas me dispenser de faire imprimer Mahomet, après les malheureuses éditions qu’on en avait faites à Paris, et qu’on allait faire encore à Londres et en Hollande. J’ai été obligé d’envoyer à ces deux endroits le véritable manuscrit, après l’avoir encore retouché selon mes petites forces. Il n’y a point d’épître dédicatoire au roi de Prusse, mais on imprime une lettre[1] que je lui avais écrite, il y a deux ans, en lui envoyant un exemplaire manuscrit de la pièce. Je crois que vous ne serez pas mécontent de la lettre ; vous y trouverez les objections que le fanatisme a pu faire détruites sans que je prenne la peine d’y répondre. Je me contente de faire sentir qu’il y a eu plus d’un Séide sous d’autres noms, et que la pièce n’est, au fond, qu’un sermon contre les maximes infernales qui ont mis le couteau à la main des Poltrot, des Ravaillac, et des Châtel. D’ailleurs, quoique je parle à un roi, la lettre est purement philosophique ; elle n’est souillée d’aucune flatterie ; je suis aussi loin de flatter les rois que je le suis d’écrire au cardinal de Fleury que je soupçonne Prault de l’édition clandestine de Mahomet.

Je supplie instamment mes anges d’étendre ici leurs ailes ; leur Mahomet, pour lequel ils ont eu tant de bontés, et qui m’a coûté tant de soins, ne m’a donc produit que des peines ! Mon sort serait bien malheureux si je n’avais pour consolation Émilie et mes anges.

Je compte que nous partirons dans cinq ou six jours, et que nous serons à Paris vers le 20 du mois. Tous les lieux me seraient égaux sans vous. Nous avons mené à Bruxelles une vie retirée qui est bien de mon goût ; j’y ai trouvé peu d’hommes, mais beaucoup de livres : je n’ai pas laissé de travailler ; mais ma mauvaise santé me fait perdre bien du temps, elle se dérange plus que jamais. Vous rendrez heureuse cette vie que la nature s’obstine à tourmenter. Je retrouverai dans votre commerce et dans celui de Mme d’Argental de quoi braver tous les maux. Adieu. Les Autrichiens disent qu’ils inonderont la France avec cent mille hommes, l’année qui vient. Je n’en crois rien du tout.

  1. C’est la lettre 1391.