Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1534

Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 163-165).

1534. — À M. LE CARDINAL DE FLEURY.
À Bruxelles, le 24 septembre.

Monseigneur, je regarde les lettres de Votre Éminence comme la faveur la plus flatteuse que puisse recevoir un citoyen, surtout dans un temps où la multiplicité de vos affaires semble devoir ne vous laisser aucun moment.

Votre Éminence se peint dans ses lettres ; on ne peut les lire sans sentir redoubler son attachement. Il n’y a que des Anglais que de tels charmes ne puissent pas apprivoiser. Je puis vous assurer que le roi de Prusse a été vivement touché de celles que vous lui avez écrites, et qu’il m’a parlé avec une extrême sensibilité de cette éloquence d’autant plus persuasive que la modération lui donne un nouveau poids et un nouveau prix. Son goût l’attache personnellement à vous ; la manière dont ce monarque m’a fait l’honneur de me parler ne me permet pas d’en douter. Il ne croyait pas assurément que je dusse en rendre compte à Votre Éminence.

Si je n’avais craint le sort que les lettres ont quelquefois sur les frontières, surtout dans un temps aussi orageux que celui-ci, j’aurais pris un peu plus de liberté, et je profiterais aujourd’hui de celle que Votre Éminence me donne de lui parler des raisons secrètes qui ont précipité la paix du roi de Prusse. Mais, supposé que ces allégations eussent quelque fondement, ce que je suis très-éloigné de croire, et qu’il en fallût venir à quelques éclaircissements, le roi de Prusse pourrait penser alors que j’ai trahi sa confiance ; je perdrais sans fruit ses bonnes grâces, et les occasions de vous marquer mon zèle.

Me sera-t-il permis, monseigneur, de vous représenter que si vous ordonnez à M. de Valori de vous instruire de ces motifs secrets, il peut aisément vous satisfaire sans aucun risque, ayant un caractère qui le met à l’abri de tout reproche, et un chiffre qui assure du secret ?

Je soupçonne que ce que Votre Éminence veut savoir est déjà connu de M. de Valori ; mais s’il ne l’était pas, il peut aisément l’apprendre du baron de Pöllnitz, chambellan du roi de Prusse. Je sais que ce chambellan est au fait, qu’il fut présent à un entretien que le roi de Prusse eut sur ce sujet avec son ministre. Il sera très-facile à M. de Valori de faire parler M. de Pöllnitz sur ce chapitre.

Oserai-je encore ajouter, monseigneur, en soumettant mes faibles conjectures à vos lumières, qu’il me paraît que le roi de Prusse allègue ces prétextes secrets, dont il est question, pour cacher la raison véritable, qu’il se repent peut-être d’avoir trop écoutée ? Votre Éminence sait à quel point le parti anglais avait persuadé à ce prince que la France était incapable de soutenir la guerre en Bohême ; et, par tout ce qu’il m’a fait l’honneur de me dire, il est aisé de juger que, s’il vous eût cru plus puissant, il vous eût été plus fidèle. On l’assurait alors que le parti du stathoudérat aurait le dessus en Hollande, et que les Anglais, avec la nouvelle faction hollandaise, pouvaient lui faire de grands avantages.

Voilà sa véritable raison. Je ne doute pas que les Anglais n’aient appuyé cette raison de quelque calomnie, pour l’engager à se détacher de la France avec moins de scrupule ; et ces calomnies anglaises sont vraisemblablement les raisons secrètes dont il s’agit.

Je souhaiterais qu’on pût découvrir que les Anglais lui en ont imposé grossièrement, et que cette manœuvre inique de leur part pût servir à vous attacher davantage un prince que son goût et son intérêt véritable détermineront toujours de votre côté. Pour moi, monseigneur, quand je ne serais pas Français, je ne m’en sentirais pas moins de dévouement pour votre personne. Il me semble que vous devez faire des Français de tous ceux qui vous entendent, ou à qui vous daignez écrire. J’ai été un peu Anglais avec Newton et avec Locke ; je pourrais bien tenir à leurs systèmes, mais je suis infiniment partisan du vôtre c’est celui de la grandeur de la France et de la tranquillité de l’Europe. Je me flatte qu’il sera mieux prouvé que tous ceux de philosophie.

Il n’y a personne, monseigneur, à qui votre gloire soit plus précieuse qu’à moi. Je suis avec le plus profond respect et l’attachement le plus sincère, monseigneur, de Votre Éminence le très-humble, etc.

Voltaire.