Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1499
D’Esculape les favoris
Semblaient même me faire accroire
Que j’irais dans le seul pays
Où n’arrive point votre gloire ;
Dans ce pays dont par malheur
On ne voit point de voyageur
Venir nous dire des nouvelles ;
Dans ce pays où tous les jours
Les âmes lourdes et cruelles
Et des Hongrois et des Pandours
Vont au diable, au son des tambours,
Par votre ordre et pour vos querelles ;
Dans ce pays dont tout chrétien,
Tout juif, tout musulman raisonne ;
Dont on parle en chaire, en Sorbonne,
Sans jamais en deviner rien ;
Ainsi que le Parisien,
Badaud, crédule, et satirique,
Fait des romans de politique,
Parle tantôt mal, tantôt bien,
De Belle-Isle, et de vous peut-être,
Et, dans son léger entretien,
Vous juge à fond sans vous connaître.
Je n’ai mis qu’un pied sur le bord du Styx mais je suis très-fâché, sire, du nombre des pauvres malheureux que j’ai vus passer. Les uns arrivaient de Schärding, les autres de Prague, ou d’Iglau. Ne cesserez-vous point, vous et les rois vos confrères, de ravager cette terre que vous avez, dites-vous, tant d’envie de rendre heureuse ?
Au lieu de cette horrible guerre
Dont chacun sent les contre-coups,
Que ne vous en rapportez-vous
À ce bon abbé de Saint-Pierre ?
Il vous accorderait tout aussi aisément que Lycurgue partagea les terres de Sparte, et qu’on donne des portions égales aux moines. Il établirait les quinze dominations de Henri IV. Il est vrai pourtant que Henri IV n’a jamais songé à un tel projet. Les commis du duc de Sully, qui ont fait ses Mémoires, en ont parlé mais le secrétaire d’État Villeroi, ministre des affaires étrangères, n’en parle point. Il est plaisant qu’on ait attribué à Henri IV le projet de déranger tant de trônes, quand il venait à peine de s’affermir sur le sien. En attendant, sire, que la diète européane, ou europaine[2], s’assemble pour rendre tous les monarques modérés et contents, Votre Majesté m’ordonne de lui envoyer ce que j’ai fait depuis peu du Siècle de Louis XIV : car elle a le temps de lire quand les autres hommes n’ont point de temps. Je fais tenir mes papiers de Bruxelles je les ferai transcrire pour obéir aux ordres de Votre Majesté. Elle verra peut-être que j’embrasse un trop grand terrain, mais je travaillais principalement pour elle, et j’ai jugé que la sphère du monde[3] n’était pas trop grande. J’aurai donc l’honneur, sire, d’envoyer dans un mois à Votre Majesté un énorme paquet qui la trouvera au milieu de quelque bataille, ou dans une tranchée. Je ne sais si vous êtes plus heureux dans tout ce fracas de gloire que vous l’étiez dans cette douce retraite de Rémusberg.
Cependant, grand roi, je vous aime
Tout autant que je vous aimais,
Lorsque vous étiez renfermé
Dans Remusberg et dans vous-même ;
Lorsque vous borniez vos exploits
À combattre avec éloquence
L’erreur, les vices, l’ignorance,
Avant de combattre des rois.
Recevez, sire, avec votre bonté ordinaire, mon profond respect, et l’assurance de cette vénération qui ne finira jamais, et de cette tendresse qui ne finira que quand vous ne m’aimerez plus.