Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1495

Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 118-119).

1495. — À M. DE LA ROQUE[1].
Mars.

Permettez, monsieur, que je m’adresse à vous pour détromper le public, au sujet de plusieurs éditions de mes ouvrages, que j’ai vues répandues dans les pays étrangers et dans les provinces de France. Depuis l’édition d’Amsterdam, faite par les Ledet, qui m’a paru très-belle pour le papier, les caractères et les gravures, on en a fait plusieurs dans lesquelles non-seulement on a copié toutes les fautes de cette édition des Ledet, mais qu’on a défigurées par des négligences intolérables. Si on veut, par exemple, se donner la peine d’ouvrir la tragédie d’Œdipe, on trouve, dès la seconde page, trois vers entiers oubliés, et presque partout des contre-sens inintelligibles. Si on veut consulter, dans le tome que les éditeurs ont intitulé Mélanges de littérature et de philosophie, le chapitre qui regarde le gouvernement d’Angleterre, on y verra les fautes les plus révoltantes que l’inattention d’un éditeur puisse commettre. Il y avait dans la première édition de Londres ces paroles : « Ce qu’on reproche le plus aux Anglais, et avec raison, c’est le supplice de Charles Ier, monarque digne d’un meilleur sort, qui fut traité par ses vainqueurs[2], etc. »

Au lieu de ces paroles, on trouve celles-ci, qui sont également absurdes et odieuses : « Ce qu’on reproche le plus aux Anglais, c’est le supplice de Charles Ier, qui fut, et avec raison, traité par ses vainqueurs, etc. »

Et, pour comble d’inattention, les éditeurs ont mis en marge : monarque digne d’un meilleur sort, comme si ces mots étaient ou une anecdote, ou quelque titre distinctif. Quand ces éditeurs ont trouvé le terme italien il costume, consacré à la peinture, ils n’ont pas manqué de prendre ce mot pour une faute, et de mettre à la place la coutume. On y voit les arts engagés par Louis XIV, au lieu d’encouragés ; la mère de La Bruyère, au lieu de l’amer La Bruyère ; les toiles solaires, pour l’étoile polaire, etc.

Je ne veux pas faire ici une énumération fatigante de tous les contre-sens dont toutes ces éditions fourmillent ; mais je dois me plaindre surtout d’une édition de Rouen, en cinq volumes, sous le nom de la compagnie d’Amsterdam, qui est l’opprobre de la librairie. C’est peu qu’il n’y ait pas une page correcte ; on a mis sous mon nom des pièces qu’assurément personne ne mettra jamais sous le sien ; une apothéose infâme de la demoiselle Lecouvreur ; un fragment de roman qu’on dit impudemment avoir trouvé écrit de ma main dans mes papiers ; je ne sais quelles chansons faites pour la canaille, et plusieurs ouvrages dans ce goût. Attribuer ainsi à un auteur ce qui n’est point de lui, c’est tout à la fois outrager un citoyen et abuser le public ; c’est en quelque façon un acte de faussaire.

Les libraires qui ont voulu imprimer mes ouvrages devaient au moins s’adresser à moi ; je ne leur aurais pas refusé mon secours ; ils n’auraient pas à se reprocher ces éditions indignes, qui ne doivent leur apporter aucun profit, et qui font dire aux étrangers que l’imprimerie tombe en France avec la littérature.

J’avertis donc tous les particuliers qui auront ces éditions qu’ils n’auront qu’à voir si, dans le cinquième tome, ils trouveront les pièces dont je parle : en ce cas, je leur conseille de ne point se charger d’un livre si peu fait pour la bibliothèque des honnêtes gens.

  1. Voyez la note 1, tome XXXIII, page 282.
  2. Voyez tome XXII, page 10