Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1470

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 97-98).
1470. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Bruxelles, 22 août.

Je ne vous écris guère, mon cher et respectable ami, mais c’est que j’en suis fort indigne. J’ai eu le temps de mettre toute l’histoire des musulmans en tragédie ; cependant j’ai à peine mis un peu de réforme dans mon scélérat de Prophète. Toute l’Europe joue à présent une pièce plus intriguée[1] que la mienne. Je suis honteux de faire si peu pour les héros du temps passé dans le temps que tous ceux d’aujourd’hui s’efforcent de jouer un rôle. Je compte en jouer un bien agréable, si je peux vous voir. Mme du Châtelet vous a mandé que le théâtre de sa petite guerre va être bientôt transporté à Cirey. Nous ne passerons à Paris[2] que pour vous y voir. Sans vous, que faire à Paris ? Les arts, que j’aime, y sont méprisés. Je ne suis pas destiné à ranimer leur langueur. La supériorité qu’une physique sèche et abstraite a usurpée sur les belles-lettres commence à m’indigner. Nous avions, il y a cinquante ans, de bien plus grands hommes en physique et en géométrie qu’aujourd’hui, et à peine parlait-on d’eux. Les choses ont bien changé. J’ai aimé la physique, tant qu’elle n’a point voulu dominer sur la poésie à présent qu’elle écrase tous les arts, je ne veux plus la regarder que comme un tyran de mauvaise compagnie. Je viendrai à Paris faire abjuration entre vos mains. Je ne veux plus d’autre étude que celle qui peut rendre la société plus agréable, et le déclin de la vie plus doux. On ne saurait parler physique un quart d’heure, et s’entendre. On peut parler poésie, musique, histoire, littérature, tout le long du jour. En parler souvent avec vous serait le comble de mes plaisirs. Je vous apporterai une nouvelle leçon de Mahomet, dans laquelle vous ne trouverez pas assez de changements ; vous m’en ferez faire de nouveaux ; je serai plus inspiré auprès de vous. Tout ce que je crains, c’est que vous ne soyez à la campagne quand nous arriverons. Je connais ma destinée, elle est toute propre à m’envoyer à Paris pour ne vous y point trouver en ce cas, c’est être exilé à Paris.

On dit que vous n’avez pas un comédien. On ne trouve plus ni qui récite des vers, ni qui les fasse, ni qui les écoute. Je serais venu au monde mal à propos si je n’étais venu de votre temps et de celui de mes autres anges gardiens, Mme d’Argental et M. de Pont-de-Veyle. Je leur baise très-humblement le bout des ailes, et me recommande à vos saintes inspirations.

  1. Voyez une note sur la lettre 1487.
  2. Voltaire y arriva vers le 6 novembre 1741, et alla quelques jours après à Cirey.