Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1468

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 95-96).

1468. — À M. HELVÉTIUS.
À Brucelles, ce 14 août.

Mon cher confrère en Apollon, j’ai reçu de vous une lettre charmante, qui me fait regretter plus que jamais que les ordres de Plutus nous séparent, quand les Muses devraient nous rapprocher. Vous corrigez donc vos ouvrages, vous prenez donc la lime de Boileau pour polir des pensées à la Corneille ? Voilà l’unique façon d’être un grand homme. Il est vrai que vous pourriez vous passer de cette ambition. Votre commerce est si aimable que vous n’avez pas besoin de talents ; celui de plaire vaut bien celui d’être admiré. Quelques beaux ouvrages que vous fassiez, vous serez toujours au-dessus d’eux par votre caractère. C’est, pour le dire en passant, un mérite que n’avait pas ce Boileau dont je vous ai tant vanté le style correct et exact. Il avait besoin d’être un grand artiste pour être quelque chose. Il n’avait que ses vers, et vous avez tous les charmes de la société. Je suis très-aise qu’après avoir bien raboté en poésie, vous vous jetiez dans les profondeurs de la métaphysique. On se délasse d’un travail par un autre. Je sais bien que de tels délassements fatigueraient un peu bien des gens que je connais, mais vous ne serez jamais comme bien des gens, en aucun genre.

Permettez-moi d’embrasser votre aimable ami[1], qui a remporté le prix de l’éloquence. Votre maison est le temple des Muses. Je n’avais pas besoin du jugement de l’académie française, ou françoise, pour sentir le mérite de votre ami. Je l’avais vu, je l’avais entendu, et mon cœur partageait les obligations qu’il vous a. Je vous prie de lui dire combien je m’intéresse à ses succès.

M. du Châtelet est arrivé ici. Il se pourrait bien faire que, dans un mois, Mme du Châtelet fût obligée d’aller à Cirey, où le théâtre de la guerre qu’elle soutient sera probablement transporté pour quelque temps. Je crois qu’il y aura une commission des juges de France pour constater la validité du testament de M. de Trichâteau[2]. Jugez quelle joie ce sera pour nous, si nous pouvons vous enlever sur la route. Je me fais une idée délicieuse de revoir Cirey avec vous. M. de Montmirel ne pourrait-il pas être de la partie ?… Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur il ne manque que vous à la douceur de ma vie.

  1. De Montmirel. Le sujet du prix qu’il venait de remporter était Respect au malheur. (Cl.)
  2. Voyez une note sur la lettre 1165.