Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1437

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 52-54).

1437. — À M. LE COMPTE D’ARGENTAL.
À Bruxelles, ce 5 mai.

Mes saints anges sauront que j’obéis de tout mon cœur à leurs ordres de ne point imprimer notre Prophète ; mes idées avaient prévenu sur cela leur volonté. J’attendrai qu’ils mettent Mahomet sur les tréteaux de Paris.

Le roi de Prusse m’a fait l’honneur de me mander, deux jours[1] après la bataille : On dit les Autrichiens battus, et je crois que c’est vrai. Pour moi, je vous dois un peu plus de détail de la journée de Lille : car c’est à mes souverains que j’écris, et il faut leur rendre compte des opérations de la campagne. On n’a pas pu refuser quatre représentations aux empressements de la ville et, de ces quatre, il y en a eu une chez l’intendant, en faveur du clergé, qui a voulu absolument voir un fondateur de religion. Vous croirez peut-être que je blasphème quand je dis que La Noue, avec sa physionomie de singe, a joué le rôle de Mahomet bien mieux que n’eût fait Dufresne. Cela n’est pas vraisemblable, mais cela est très-vrai. Le petit Baron[2] s’est tellement perfectionné, depuis la première représentation, a eu un jeu si naturel, des mouvements si passionnés, si vrais et si tendres, qu’il faisait pleurer tout le monde comme on saigne du nez. C’est une chose bien singulière qu’une pièce nouvelle soit jouée en province de façon à me faire désespérer qu’elle puisse avoir le même succès à Paris. Mon sort d’ailleurs a toujours été d’être persécuté dans cette capitale, et de trouver ailleurs plus de justice. On dit que le goût des mauvaises pointes et des quolibets est la seule chose qui soit aujourd’hui de mode, et que, sans la voix de la Lemaure[3] et le canard de Vaucanson, vous n’auriez rien qui fît ressouvenir de la gloire de la France.

Je devrais dire :

Frange, miser, calamos, vigilataque prælia dele.

(Juven., sat. vii, v. 27.)

Cependant j’aime toujours les lettres comme si elles étaient honorées et récompensées vous seuls me les rendez toujours chères, et vous faites ma patrie.

Mme du Châtelet a encore gagné aujourd’hui un incident considérable, et la justice est absolument bannie de ce monde si elle ne gagne pas un jour le fond du procès ; mais ce jour est loin, et le peu qui reste de belles années se consume à Bruxelles. Nous n’en serons pas quittes avant trois ans. N’importe, mon courage ne s’épuisera pas, et je ne regretterai ni Paris ni Berlin. Je souhaite seulement que nous puissions venir faire un tour quand vous nous direz de venir.

Adieu, nos anges ; je suis toujours sub umbra alarum vestrarum[4].

P. S. Vous savez M. de Maupertuis à Vienne, chez le prince de Lichtenstein[5], après avoir été dépouillé par des paysans en raison directe de tout ce qu’il avait.

  1. Six jours. Voyez plus haut la lettre 1430.
  2. À la fin de la lettre 1448, Voltaire cite encore le jeune acteur, qui jouait sans doute le rôle de Séide, et auquel il donne ici, par éloge, le nom du célèbre comédien Baron.
  3. Voyez l’avant-dernier alinéa de la lettre 1258
  4. Psaume xvi, v. 8.
  5. Né à Vienne en 1696 ; ambassadeur en France depuis 1738 jusqu’en 1741.