Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1421

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 30-35).

1421. — À M. DE MAIRAN,
à paris.
Le 24 mars.

Vous êtes, mon cher monsieur, le premier ministre de la philosophie ; il ne faut pas vous dérober un temps précieux. Je voudrais bien avoir fait en peu de paroles ; mais j’ai peur d’être long, et j’en suis fâché pour nous deux, malgré tout le plaisir que j’ai de m’entretenir avec vous.

J’ai reçu votre présent ; je vous en remercie doublement, car j’y trouve amitié et instruction, les deux choses du monde que j’aime le mieux, et que vous me rendez encore plus chères.

Parlons d’abord de Mme du Châtelet, car cette adversaire-là vaut mieux que votre disciple. Vous lui dites, dans votre lettre imprimée[1], qu’elle n’a commencé sa rébellion qu’après avoir hanté les malintentionnés leibnitziens. Non mon cher maître, pas un mot de cela, croyez-moi j’ai la preuve par écrit de ce que je vous dis.

Elle commença à chanceler dans la foi un an avant de connaître l’apôtre des monades, qui l’a pervertie, et avant d’avoir vu Jean Bernouilli[2], fils de Jean.

La manière d’évaluer les forces motrices par ce qu’elles ne font point la révolta. Un très-célèbre géomètre[3] fut entièrement de son avis je n’en fus point, malgré toutes les raisons qui devaient me séduire. Tenez-m’en compte, si vous voulez ; mais je regarde ma persévérance comme une très-belle action.

Mme du Châtelet vous répondra probablement[4]. Je souhaite qu’elle ait une réplique ; elle mérite que vous entriez un peu dans des détails instructifs avec elle. Je crois que le public et elle y gagneront. Vous ferez comme les dieux d’Homère, qui, après s’être battus, n’en reçoivent pas moins en commun l’encens des hommes. Voilà pour Mme du Châtelet. Venons à votre serviteur.

Premièrement, je vous déclare que je crois fermement à la simple vitesse multipliée par la masse. Mais, quand je dis qu’il faut l’appliquer au temps, je dis ce que le docteur Clarke dit le premier à Leibnitz et quand je dis que deux pressions en deux temps donnent deux de vitesse et quatre de force, je n’avoue rien dont les adversaires tirent avantage car je ne veux dire autre chose sinon que l’action est quadruple en deux temps.

Je pourrais être mieux reçu qu’un autre à tenir ce langage, parce que je ne sais ce que c’est que cet être qu’on appelle force. Je ne connais qu’action, et je ne veux dire autre chose sinon que l’action est quadruple en un temps double, pour les raisons que vous savez.

Mais, pour lever toute équivoque, je vous prierai de remettre mon Mémoire à M. l’abbé Moussinot, qui aura l’honneur de vous rendre cette lettre, et qui bientôt aura celui de vous en présenter un autre[5] plus court, dont vous ferez l’usage[6] que votre discernement et vos bontés vous feront juger le plus convenable.

J’ai relu votre Mémoire[7] de 1728, et je le trouve, comme je l’ai trouvé et comme il paraît à Mme du Châtelet, méthodique, clair, plein de finesse et de profondeur. J’y trouve de plus ce qu’elle n’y voit pas, que vous pouvez très-bien évaluer la valeur des forces motrices par les espaces non parcourus. Votre supposition même paraît aussi recevable que toutes les suppositions qu’on accorde en géométrie.

Je viens de lire attentivement le Mémoire[8] de M. l’abbé Deidier ; il est digne de paraître avec le vôtre. Je ne saurais trop vous remercier de me l’avoir envoyé, et je vous supplie, monsieur, de vouloir bien remercier pour moi l’auteur du profit que je tire de son ouvrage. Il y a, ce me semble, de l’invention dans la nouvelle démonstration qu’il donne, fig. II.

Je n’ose abuser de votre patience mais si vous, ou M. l’abbé Deidier, avez le temps, ayez la bonté de m’éclairer sur quelques doutes, je vous serai bien obligé.

M. Deidier, page 127, dit que le corps A (on sait de quoi il est question) aura une force avant le choc qui sera comme le produit de la masse par la vitesse.

Mais c’est de quoi les force-viviers ne conviendront point du tout ils vous diront hardiment que ce corps renferme en soi une force qui est le produit du carré de sa vitesse, et que, s’il ne manifeste pas cette force en courant sur ce plan poli, c’est qu’il n’en a pas d’occasion. C’est un soldat qui marche armé dès qu’il trouvera l’ennemi, il se battra alors il déploiera sa force, et alors m u.

Ils soutiennent donc que le mobile a reçu cette force que nous nions, et ils tâchent de prouver qu’il l’a reçue a priori, ce qui est bien pis encore que des expériences.

Figure géométrique incluse dans la lettre 1421 des Œuvres complètes de Voltaire. Tome 36. Édition Garnier, Paris 1880
Figure géométrique incluse dans la lettre 1421 des Œuvres complètes de Voltaire. Tome 36. Édition Garnier, Paris 1880

Ne disent-ils pas que, dans ce triangle, la force reçue dans le corps A est le produit d’une infinité de pressions accumulées ? Ne disent-ils pas que À n’aurait pas en l la force qui résulte de ces pressions, si la ligne t s, par exemple, ne représentait deux pressions, si r d n’en représentait trois, etc. ?

Mais, disent-ils, le triangle A l g est au triangle A B C comme le carré de l g au carré de B C, et ces deux triangles sont infiniment petits donc ils représentent, dans le premier triangle A l g, les pressions qui donnent une force égale au carré de l g, et, dans le grand triangle, la somme des pressions qui donnent la force égale au carré B C.

Mais n’y a-t-il pas là un artifice, et ne faut-il pas que toutes ces pressions, si on les distingue, agissent chacune l’une après l’autre ? Il y a donc dans cet instant autant d’instants que de pressions. Cette figure même montre évidemment un mouvement uniformément accéléré or, comment peut-on supposer qu’un mouvement accéléré s’opère en un instant indivisible ?

Je demande si cette seule réponse ne peut pas suffire à découvrir le sophisme.

Je viens ensuite à la conclusion très-spécieuse que les leibnitziens tirent de la percussion des corps à ressort et des corps inélastiques.

Dans la collision des corps à ressort ils retrouvent toujours les mêmes forces devant et après le choc, quand ils supputent la force par le carré de la vitesse et, dans la collision, d’un corps inélastique qui choque un corps dur, ils retrouvent encore leur compte.

Par exemple, une boule de terre glaise, suspendue à un fil, rencontre un morceau de cuivre de même pesanteur qu’elle Leur masse est 2, leur vitesse 5 ;

Le choc produit un enfoncement que j’appelle 2 ; que chaque masse soit 2, et chaque vitesse 10, l’enfoncement est 4 ; mais que la masse de l’un soit 4, et la vitesse 5, la masse de l’autre 2, et la vitesse 10, l’enfoncement n’est que 3.

C’est là que les force-viviers prétendent triompher car, disent-ils, nous avons trouvé cavité 2 produite par 200 de force, et cavité 4 produite par 400 de force ; nous trouvons ici cavité 3 produite par 300, selon notre calcul.

Mais, si l’on compte, poursuivent-ils, selon l’ancienne méthode, on aura pour le troisième cas, non pas 300 de force, mais 4 5 pour un des mobiles, 2 10 pour l’autre ; le tout = 40. Donc, selon l’ancien calcul, l’enfoncement devrait être 4 comme dans le second cas, et non pas 3 donc il faut, concluent-ils, que l’ancienne façon de compter soit très-mauvaise.

Je sais bien qu’on peut dire que, dans la percussion de deux corps à ressort, lorsqu’un plus petit va choquer un plus grand, le ressort augmente les forces ; mais ici, lorsque ce mobile de cuivre et ce mobile inélastique de terre glaise se rencontrent, pourquoi se perd-il de la force ? Nous n’avons plus, dans ce cas, la ressource des ressorts.

Ne dois-je pas recourir à une raison primitive ? Et, si cette raison satisfait pleinement à ces deux difficultés, qui paraissent opposées, pourrai-je me flatter d’avoir rencontré juste ? Cette cause que je cherche n’est-elle pas la masse même des corps ?

Je remarque que dans les corps à ressort, il n’y a accroissement de quantité de mouvement (que j’appelle force) que lorsque le corps à ressort choqué est plus pesant que celui qui l’attaque.

Je vois, au contraire, que, quand le mobile inélastique souffre un enfoncement moins grand qu’il ne devrait le recevoir, le corps inélastique a moins de masse par exemple, quand la boule de terre glaise, qui est 2, et qui a 10 de vitesse, rencontre le cuivre 2, qui a aussi 10 de vitesse, l’enfoncement est 4.

Mais si l’un des deux corps a 2 de masse et 10 de vitesse, et l’autre 4 de masse et 5 de vitesse, alors, quoique les causes paraissent égales, quoiqu’il y ait de part et d’autre égale quantité de mouvement, l’effet est cependant très-différent. Pourquoi ? N’est-ce pas que les corps réagissent moins quand ils ont moins de masse, et réagissent plus quand ils sont plus massifs ?

N’est-ce pas, toutes choses égales, parce qu’un corps est plus massif qu’il a plus de ressort, et qu’ainsi il réagit plus contre un petit corps à ressort qui le vient frapper, comme dans l’expérience d’Hermann[9] ? Et n’est-ce pas par cette même raison qu’un corps quelconque, toutes choses égales, réagit moins s’il est plus petit ?

Voilà mon doute. Pardon de cette confession générale au temps de Pâques. Elle est trop longue ; mais, si je voulais vous dire combien je vous aime et vous estime, je serais bien plus prolixe. Adieu je suis de toute mon âme votre, etc.

  1. Lettre de M. de Mairan, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, etc., à Mme du Chastelet ; in-8o de 38 pages. Cette lettre est datée du 18 février 1741.
  2. Né le 27 juillet 1667.
  3. Sans doute Clairaut, qui passa par Cirey vers le mois de février 1739, avec Maupertuis et Bernouilli.
  4. C’est ce qu’elle fit dans la Réponse de madame *** à la lettre que M. de Mairan, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, lui a écrite le 18 février 1741, sur la question des forces vives ; Bruxelles, Foppens, 1741, petit in-8o de 45 pages. Cette réponse est datée du 26 mars.
  5. C’est celui qui est imprimé tome XXIII, page 165.
  6. Voyez, tome Ier, parmi les Pièces justificatives, le Rapport fait à l’Académie des sciences, par MM. Pitot de Launai et Clairaut, sur le Mémoire de Voltaire.
  7. Voyez la note, tome XXIII, page 165.
  8. Sur la Mesure des surfaces et des solides, 1739, in-4o.
  9. Jacques Hermann, ami de Leibnitz, et auteur d’un traité de Viribus et Motibus corporum, 1716, in-4o, Mort en 1733.