Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1410

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 20-21).

1410. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ce 20 février.

Voilà, je crois, mon cher ange gardien, la seule occasion de ma vie où je pusse être fâché de recevoir une lettre de Mme d’Argental mais, puisque vous avez tous deux, au milieu de vos maux (car tout est commun), la bonté de me dire où en est votre fluxion, ayez donc la charité angélique de continuer. Vous êtes, en vérité, les seuls liens qui m’attachent à la France j’oublie ici tout, hors vous, et je ne songe à Mahomet qu’à cause de vous. Que Mme d’Argental daigne encore m’honorer d’un petit mot. Buvez-vous beaucoup d’eau ? Je me suis guéri avec les eaux du Weser, de l’Elbe, du Rhin et de la Meuse, de la plus abominable ophthalmie dont jamais deux yeux aient été affublés, et cela, mon cher ange, en courant la poste au mois de décembre ; mais


Je n’avais rien à redouter,
Je revolais vers Émilie
Les saisons et la maladie
Ont appris à me respecter.

Elle s’intéresse à votre santé comme moi ; elle vous le dit par ma lettre, et vous le dira elle-même cent fois mieux. Je fais transcrire et retranscrire mon coquin de Prophète ; sachez que vous êtes le mien, et que tout ce que vous avez ordonné est accompli à la lettre, sans changer, comme dit l’autre[1], un iota à votre loi.

Est-il vrai que le despotisme des premiers gentilshommes a dérangé la république des comédiens ? La tribu Quinault quitte le théâtre[2] ; c’est un grand événement que cela, et je crois qu’on ne parle à Paris d’autre chose.

On dit ici les Prussiens battus par le général Brown[3] ; mais pour battre une armée il faut en avoir une, et le général Brown n’en a pas, que je sache. Et puis qu’importe ? Quand Dufresne quitte, tout le reste n’est rien.

Adieu, mon cher ami, mon conseil, mon appui, à qui je veux plaire. Que les rois s’échinent et s’entre-mangent ; mais portez-vous bien.

  1. Saint Matthieu, chap. v, v. 18.
  2. Quinault-Dufresne et Jeanne-Françoise Quinault, sa sœur, quittèrent définitivement le théâtre le 19 mars 1741.
  3. Ulysse-Maximilien, comte de Brown, né à Baie en 1705.