Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1387

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 555-556).

1387. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Clèves, ce 15 décembre.

Grand roi, je vous l’avais prédit[1]
Que Berlin deviendrait Athène
Pour les plaisirs et pour l’esprit ;
La prophétie était certaine.

Mais quand, chez le gros Valori,
Je vois le tendre Algarotti
Presser d’une vive embrassade
Le beau Lugeac[2], son jeune ami,
Je crois voir Socrate affermi
Sur la croupe d’Alcibiade ;
Non pas ce Socrate entêté.
De sophismes faisant parade,
À l’œil sombre, au nez épaté,
À front large, à mine enfumée ;
Mais Socrate Vénitien,
Aux grands yeux, au nez aquilin
Du bon saint Charles Borromée.
Pour moi, très-désintéressé
Dans ces affaires de la Grèce,
Pour Frédéric seul empressé,
Je quittais étude et maîtresse ;
Je m’en étais débarrassé ;
Si je volai dans son empire,
Ce fut au doux son de sa lyre ;
Mais la trompette m’a chassé.

Vous ouvrez d’une main hardie
Le temple horrible de Janus ;
Je m’en retourne tout confus
Vers la chapelle d’Émilie.
Il faut retourner sous sa loi,
C’est un devoir ; j’y suis fidèle,
Malgré ma fluxion cruelle,
Et malgré vous, et malgré moi.
Hélas ! ai-je perdu pour elle
Mes yeux, mon bonheur, et mon roi ?

Sire, je prie le dieu de la paix et de la guerre qu’il favorise toutes vos grandes entreprises, et que je puisse bientôt revoir mon héros à Berlin, couvert d’un double laurier, etc.

  1. Voyez la lettre 736.
  2. Charles-Antoine de Guérin, connu sous le nom de marquis de Lugeac, d’abord page de Louis XV. ( Cl.)