Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1373

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 541-543).

1373. — À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT.
La Haye, ce 31 octobre.

Si le roi de Prusse était venu à Paris, monsieur, il n’aurait point démenti les charmes que vous trouvez dans les lettres qu’on vous a montrées. Il parle comme il écrit. Je ne sais pas encore bien précisément s’il y a eu de plus grands rois, mais il n’y a guère eu d’hommes plus aimables. C’est un miracle de la nature que le fils d’un ogre couronné, élevé avec des bêtes, ait deviné, dans ses déserts, toute cette finesse et toutes ces grâces naturelles, qui ne sont à Paris que le partage d’un petit nombre de personnes, et qui font cependant la réputation de Paris. Je crois avoir déjà dit que ses passions dominantes sont d’être juste et de plaire. Il est fait pour la société comme pour le trône ; il me demanda, quand j’eus l’honneur de le voir, des nouvelles de ce petit nombre d’élus qui méritaient qu’il fît le voyage de France ; je vous mis à la tête. Si jamais il peut venir en France, vous vous apercevrez que vous êtes connu de lui, et vous verrez quelque petite différence entre ses soupers et ceux que vous avez faits quelquefois, en France, avec des princes. Vous avez grande raison d’être surpris de ses lettres ; vous le serez donc bien davantage de l’Anti-Machiavel. Je ne suis pas pour que les rois soient auteurs ; mais vous m’avouerez que, s’il y a un sujet digne d’être traité par un roi, c’est celui-là. Il est beau, à mon gré, qu’une main qui porte le sceptre compose l’antidote du venin qu’un scélérat d’Italien fait boire aux souverains depuis deux siècles : cela peut faire un peu de bien à l’humanité, et certainement beaucoup d’honneur à la royauté. J’ai été presque seul d’avis qu’on imprimât cet ouvrage unique, car les préjugés ne me dominent en rien. J’ai été bien aise qu’un roi ait fait ainsi, entre mes mains, serment à l’univers d’être bon et juste.

Autant que je déteste et que je méprise la basse et infâme[1] superstition, qui déshonore tant d’États, autant j’adore la vertu véritable ; je crois l’avoir trouvée et dans ce prince et dans son livre.

S’il arrive jamais que ce roi trahisse de si grands engagements, s’il n’est pas digne de lui-même, s’il n’est pas en tout temps un Marc-Aurèle, un Trajan, et un Titus, je pleurerai et je ne l’aimerai plus.

M. d’Argenson doit avoir reçu un Anti-Machiavel pour vous ; je vais en faire une belle édition ; j’ai été obligé de faire celle-ci à la hâte, pour prévenir toutes les mauvaises qu’on débite, et pour les étouffer. Je voudrais pouvoir en envoyer à tout le monde ; mais comment faire avec la poste ? Reste à savoir si les censeurs approuveront ce livre, et s’il sera signé Passart ou Cherrier[2].

J’aurais déjà pris mon parti de passer le reste de ma vie auprès de ce prince aimable, et d’oublier dans sa cour la manière indigne dont j’ai été traité dans un pays qui devait être l’asile des arts ; mais la personne[3] qui vous a montré les lettres l’emporte sur celui qui les a écrites, et, quoique je puisse devoir à ce roi, jusqu’à présent le modèle des rois, je dois cent fois plus à l’amitié. Permettez-moi de vous compter toujours parmi ceux qui m’attachent à ma patrie, et que Mme du Deffant ne pense pas que l’envie de lui plaire et d’avoir son suffrage sorte jamais de mon cœur. M. de Formont est-il à Paris ? il est, comme vous le savez, du petit nombre des élus. Mes respects à quelli pochissimi signori, et surtout à vous, monsieur, qui ne m’avez jamais aimé qu’en passant, et à qui je suis attaché pour toujours.

J’espère que Dumolard[4] ne sera pas mal, et qu’il vous aura obligation toute sa vie.

  1. Voyez la fin du second alinéa de la lettre à d’Alembert du 28 novembre 1762.
  2. Claude Cherrier, censeur de la police, cité dans la lettre 681, signait ses approbations du nom de Passart, quelques années avant sa mort, arrivée en juillet 1738,
  3. Mme du Châtelet, qui était alors à Paris, et qui commençait à savoir très-mauvais gré au roi de Prusse de lui enlever momentanément Voltaire.
  4. Il accompagna Voltaire à Berlin.