Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1371

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 540).

1371. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Remusberg, 26 octobre.

Mon cher Voltaire, l’événement le moins prévu du monde m’empêche, pour cette fois, d’ouvrir mon âme à la vôtre comme d’ordinaire, et de bavarder comme je le voudrais. L’empereur[1] est mort.

Ce prince, né particulier,
Fut roi, puis empereur ; Eugène fut sa gloire ;
Mais, par malheur pour son histoire,
Il est mort en banqueroutier.

Cette mort dérange toutes mes idées pacifiques, et je crois qu’il s’agira, au mois de juin, plutôt de poudre à canon, de soldats, de tranchées, que d’actrices, de ballets, et de théâtre ; de façon que je me vois obligé de suspendre le marché[2] que nous aurions fait. Mon affaire de Liège est toute terminée[3], mais celles d’à présent sont de bien plus grande conséquence pour l’Europe ; c’est le moment du changement total de l’ancien système de politique ; c’est ce rocher détaché qui roule sur la figure des quatre métaux que vit Nabuchodonosor[4], et qui les détruisit tous. Je vous suis mille fois obligé de l’impression de Machiavel achevée ; je ne saurais y travailler à présent ; je suis surchargé d’affaires. Je vais faire passer ma fièvre, car j’ai besoin de ma machine, et il en faut tirer à présent tout le parti possible.

Je vous envoie une ode[5], en réponse à celle de Gresset. Adieu, cher ami, ne m’oubliez jamais, et soyez persuadé de la tendre estime avec laquelle je suis votre très-fidèle ami.

  1. Charles VI.
  2. Relativement à une troupe de comédiens ; voyez page 516.
  3. L’accommodement entre le roi de Prusse et l’évêque de Liège avait été signé à Berlin le 20 octobre.
  4. Daniel, ii, 34.
  5. L’ode de Frédéric à Gresset est la deuxième dans les diverses éditions soit des Poésies, soit des Œuvres primitives du roi de Prusse.