Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1333

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 498-499).

1333. — À M. LE COMTE DE CAYLUS.
Bruxelles, le 21 août.

J’ai reçu, monsieur, l’ambulante Bibliothèque orientale[1] que vous avez eu la bonté de m’adresser. M, Dumolard saurait encore plus d’hébreu, de chaldéen, qu’il ne me ferait jamais autant de plaisir que m’en ont fait les assurances que vous m’avez données, en français, de la continuation de vos bontés. Soyez très-sûr que j’emploierai mon petit crédit à faire connaître un homme que vous favorisez, et qui m’en paraît très-digne. Il est aimable, comme s’il ne savait pas un mot de syriaque ; je me suis bien douté que c’était un homme de mérite, dès qu’il m’a dit être porteur d’une lettre de vous.

En vérité, vous êtes un homme charmant, vous protégez tous les arts, vous encouragez toute espèce de mérite, il semble que vous soyez né à Berlin. Du moins il me semble qu’on ne suit guère votre exemple à la cour de France. Je vous avertis que tant qu’on n’emploiera son argent qu’à bâtir ce monument de mauvais goût qu’on nomme Saint-Sulpice[2], tant qu’il n’y aura pas de belles salles de spectacle, des places, des marchés publics magnifiques à Paris, je dirai que nous tenons encore à la barbarie :

· · · · · · · · · · · · · · · Hodieque manent vestigia ruris.

(Hor., lib. II, ep. i, v. 160.)

La campagne, en France, est abîmée, et les villes peu embellies ; c’est à vous à représenter à qui il appartient ce que les Français peuvent faire, et ce qu’ils ne font pas ; il semble que vous méritiez de naître dans un plus beau siècle. Nous avons un Bouchardon, mais nous n’avons guère que lui ; je me flatte que vous inspirerez le goût à ceux qui ont le bonheur ou le malheur d’être en place : car, sans cela, point de beaux-arts en France.

Pour moi, dans quelque pays que je sois, je vous serai toujours, monsieur, bien tendrement attaché ; je vous regarderai comme celui que les artistes en tout genre doivent aimer, et celui auquel il faut plaire. Je vous remercie mille fois de ce que vous me dites au sujet d’un ministre[3] dont j’ai toujours estimé la personne, sans autre but que celui de lui plaire ; son suffrage et ses bontés me seront toujours chers. Il est vrai qu’avec la bienveillance singulière, j’oserai dire avec l’amitié dont m’honore un grand roi, je ne devrais pas rechercher d’autre protection ; mais je ne vivrai jamais auprès de ce roi aimable ; un devoir sacré m’arrête dans des liens que je ne comprends point. Telle est ma destinée que l’amitié m’attache à un pays qui me persécute. J’aurai donc toujours besoin de trouver dans votre ami un rempart contre les hypocrites et contre les sots, que je hais autant que je vous aime. Mme du Châtelet vous fait bien des compliments. Vous savez, monsieur, avec quelle estime respectueuse et quel tendre attachement je serai toute ma vie votre, etc.

  1. Ce titre d’un ouvrage de d’Herbelot désigne ici Dumolard.
  2. Selon M. Dulaure, Anne d’Autriche posa la première pierre de cet édifice, le 20 février 1655 ; mais ce ne fut qu’en 1733 que l’on commença à fonder le portail, achevé seulement en 1745. (Cl.)
  3. Il s’agit vraisemblablement ici de Maurepas, que Voltaire, avec raison, craignait plus qu’il ne l’estimait. Voyez (tome X) les notes de l’Èpître à un ministre d’État (1740).