Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1301

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 465-466).

1301. — À M. L’ABBÉ PRÉVOST.
Bruxelles, juin.

Arnauld fit autrefois l’apologie de Boileau[1], et vous voulez, monsieur, faire la mienne[2]. Je serais aussi sensible à cet honneur que le fut Boileau, non que je sois aussi vain que lui, mais parce que j’ai plus besoin d’apologie. La seule chose qui m’arrête tout court est celle qui empêcha le grand Condé d’écrire des mémoires. Vous voyez que je ne prends pas d’exemples médiocres. Il dit qu’il ne pourrait se justifier sans accuser trop de monde.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Si parva licet componere magnis.

(Georg., iv, 176.)

Je suis à peu près dans le même cas.

Comment pourrais-je, par exemple, ou comment pourriez-vous parler des souscriptions de ma Henriade, sans avouer que M. Thieriot, alors fort jeune, dissipa malheureusement l’argent des souscriptions de France ? J’ai été obligé de rembourser à mes frais tous les souscripteurs qui ont eu la négligence de ne point envoyer à Londres, et j’ai encore par devers moi les reçus de plus de cinquante personnes. Serait-il bien agréable pour ces personnes, qui, pour la plupart, sont des gens très-riches, de voir publier qu’ils ont eu l’économie de recevoir à mes dépens l’argent de mon livre ? Il est très-vrai qu’il m’en a coûté beaucoup pour avoir fait la Henriade, et que j’ai donné autant d’argent en France que ce poëme m’en a valu à Londres ; mais plus cette anecdote est désagréable pour notre nation, plus je craindrais qu’on ne la publiât.

S’il fallait parler de quelques ingrats[3] que j’ai faits, ne serait-ce pas me faire des ennemis irréconciliables ? Pourrais-je enfin publier la lettre que m’écrivait l’abbé Desfontaines, de Bicêtre, sans commettre ceux qui y sont nommés ? J’ai sans doute de quoi prouver que l’abbé Desfontaines me doit la vie, je ne dirai point l’honneur ; mais y a-t-il quelqu’un qui l’ignore, et n’y a-t-il pas de la honte à se mesurer avec un homme aussi universellement haï et méprisé que Desfontaines ?

Loin de chercher à publier l’opprobre des gens de lettres, je ne cherche qu’à le couvrir. Il y a un écrivain connu[4] qui m’écrivit un jour : « Voici, monsieur, un libelle que j’ai fait contre vous ; si vous voulez m’envoyer cent écus, il ne paraîtra pas. » Je lui fis mander que cent écus étaient trop peu de chose ; que son libelle devait lui valoir au moins cent pistoles, et qu’il devait le publier. Je ne finirais point sur de pareilles anecdotes[5] ; mais elles me peignent l’humanité trop en laid, et j’aime mieux les oublier.

Il y a un article dans votre lettre qui m’intéresse beaucoup davantage : c’est le besoin que vous avez de douze cents livres. M. le prince de Conti[6] est à plaindre de ce que ses dépenses le mettent hors d’état de donner à un homme de votre mérite autre chose qu’un logement. Je voudrais être prince, ou fermier général, pour avoir la satisfaction de vous marquer une estime solide. Mes affaires sont actuellement fort loin de ressembler à celles d’un fermier général, et sont presque aussi dérangées que celles d’un prince. J’ai même été obligé d’emprunter deux mille écus de M. Bronod, notaire ; et c’est de l’argent de Mme la marquise du Châtelet que j’ai payé ce que je devais à Prault fils ; mais, sitôt que je verrai jour à m’arranger, soyez très-persuadé que je préviendrai l’occasion de vous servir avec plus de vivacité que vous ne pourriez la faire naître. Rien ne me serait plus agréable et plus glorieux que de pouvoir n’être pas inutile à celui de nos écrivains que j’estime le plus. C’est avec ces sentiments très-sincères que je suis, monsieur, etc.

  1. Apologie de la satire x de Boileau, ou lettre d’Antoine Arnauld à Perrault.
  2. Voyez la lettre 1230.
  3. La lettre du 20 décembre 1753, à Mme Denis, contient le nom de plusieurs de ces ingrats.
  4. La Jonchère. Voyez tome XXIII, page 58.
  5. Voyez tome XXVI, la vingt et unième des Honnêtetés littèraires ; et la lettre du 17 mai 1762.
  6. Louis-François de Bourbon, prince de Conti, né en 1717.