Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1276

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 437-438).

1276. — À MADEMOISELLE QUINAULT.
À Bruxelles, ce 23.

J’ai reçu, mademoiselle, aujourd’hui à cinq heures du soir, votre lettre et le cinquième acte de Zulime. J’ai l’honneur de le renvoyer à sept heures, corrigé avec une résignation et une envie de vous plaire qui suppléera peut-être au génie et au défaut de temps ; il part sous le couvert de M. de Pont-de-Veyle. J’avoue, mademoiselle, que j’ai senti un peu de tendresse paternelle en revoyant ce dernier acte : c’est que vos bontés l’ont rendu votre enfant, sans cela je l’aimerais moins. Je commence à augurer un assez grand succès si Mlle Gaussin et Mlle Dumesnil travaillent, comme vous, pour le bien public ; mais je crois toujours que ce succès dépend en partie du soin extrême qu’il faut prendre, autant qu’on peut, de cacher un nom qui réveillerait les cabales : c’est dans cette vue que je vous propose un expédient qui satisfera en même temps votre délicatesse et ma crainte. Vous pourrez faire présenter le papier ci-joint à l’assemblée après la lecture. Il pourra, sans compromettre personne, faire l’effet que vous souhaitez ; je n’ai plus à présent qu’à recommander Zulime à vos bontés et à l’indulgence du public.

Je persiste toujours à croire Mahomet très-supérieur, sans pourtant penser qu’il soit susceptible d’un intérêt aussi tendre que Zulime, et d’un aussi grand nombre de représentations. Le rôle de Séide réussirait pourtant beaucoup entre les mains de M. Dufresne, et surtout depuis que la fin du quatrième acte est tendre au lieu d’être horrible ; mais il faut donc ressusciter Ponteuil[1] pour jouer Mahomet. Il est certain que, dans ce Mahomet, c’est Mahomet seul qui embarrasse ; mais c’est trop nous inquiéter avant le temps : à chaque pièce suffit sa peine.

Vous trouverez d’ailleurs toujours en moi un homme plus docile dans le commerce qu’un auteur amoureux de ses ouvrages ; je voudrais faire passer dans l’âme des spectateurs des sentiments aussi vifs que ceux que vous m’inspirez.

  1. Nicolas-Etienne Lefranc, dit Ponteuil, débuta en septembre 1701, et mourut le 15 auguste 1718.