Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1134

Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 245-247).

1134. — À M. LEFRANC.
À Cirey, le 14 avril.

Vous me faisiez des faveurs, monsieur, quand je vous payais des tributs. Votre Épître[1] sur les gens qu’on respecte trop dans ce monde venait à Cirey quand mes rêveries sur l’Homme[2] et sur le monde allaient vous trouver à Montauban. J’avoue sans peine que mon petit tribut ne vaut pas vos présents.

Quid verum atque decens curas, atque omnis in hoc es.

(Hor., lib. I, ep. i, v. 11.)

Vous montrez avec plus de liberté encore qu’Horace

Quo tandem pacto deceat majoribus uti ;

(Lib. I, ep. xvii, v. 2.)

et c’est à vous, monsieur, qu’il faut dire :

Si bene te novi, metues, liberrime Lefranc,
Scurrantis speciem præbere, professus amicum.

(Lib. I, ep. xviii, v. 2.)

J’ignore quel est le duc assez heureux pour mériter de si belles épîtres. Quel qu’il soit, je le félicite de ce qu’on lui adresse ce vers admirable :

Vertueux sans effort, et sage sans système.

(Vers 12.)

Votre épître, écrite d’un style élégant et facile, a beaucoup de ces vers frappés sans lesquels l’élégance ne serait plus que de l’uniformité.

Que je suis bien de votre avis, surtout quand vous dites :

Malheureux les États où les honneurs des pères
Sont de leurs lâches fils les biens héréditaires !

( Vers 48.)

J’ai été inspiré un peu de votre génie, il y a quelque temps, en corrigeant une vieille tragédie de Brutus, qu’on s’avise de réimprimer : car je passe actuellement ma vie à corriger. Il faut que je cède à la vanité de vous dire que j’ai employé à peu près la même pensée que vous. Je fais parler le vieux président Brutus comme vous Tallez voir :

Non, non, le consulat n’est point fait pour mon âge, etc.

(Brutus, acte II, scène iv.)

Plût à Dieu, monsieur, qu’on pensât comme Brutus et comme vous. Il y a un pays, dit l’abbé de Saint-Pierre, où l’on achète le droit d’entrer au conseil ; et ce pays, c’est la France[3]. Il y a un pays où certains honneurs sont héréditaires, et ce pays, c’est encore la France. Vous voyez bien que nous réunissons les extrêmes.

Que reste-t-il donc à ceux qui n’ont pas cent mille francs d’argent comptant pour être maîtres des requêtes, ou qui n’ont pas l’honneur d’avoir un manteau ducal à leurs armes ? Il leur reste d’être heureux, et de ne pas s’imaginer seulement que cent mille francs et un manteau ducal soient quelque chose.

Vous dites en beaux vers, monsieur :

Ce qu’on appelle un grand, pour le bien définir,
Ne cherche, ne connaît, n’aime que le plaisir[4].

Mais, sauf votre respect, je connais force petits qui en usent ainsi. Ce serait alors, ma foi, que les grands auraient un terrible avantage s’ils avaient ce privilège exclusif.

Je vous le dis du fond de mon cœur, monsieur, votre prose et vos vers m’attachent à vous pour jamais.

Ce n’est pas des écussons de trois fleurs de lis qu’il me faut, ni des masses de chancelier, mais un homme comme vous à qui je puisse dire :

Lefranc, nostrarum nugarum candide judex…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Quid voveat dulci nulricula majus alumno
Oui sapere et fari possit quâ sentiat ; et cui
Gratia, fama, valetudo contingat abunde ?

(Hor., lib. I, ep. IV, v. 1 et 8.)

Je me flatte que nous ne serons pas toujours à six ou sept degrés l’un de l’autre, et qu’enfin je pourrai jouir d’une société que vos lettres me rendent déjà chère. J’espère aller, dans quelques années[5], à Paris. Mme la marquise du Châtelet vient de s’assurer une autre retraite délicieuse : c’est la maison[6] du président Lambert. Il faudra être philosophe pour venir là. Nos petits-maîtres ne sont point gens à souper à la pointe de l’Ile, mais M. Lefranc y viendra.

J’entends dire que Paris a besoin plus que jamais de votre présence. Le bon goût n’y est presque plus connu ; la mauvaise plaisanterie a pris sa place. Il y a pourtant de bien beaux vers dans la tragédie de Mahomet II L’auteur a du génie ; il y a des étincelles d’imagination, mais cela n’est pas écrit avec l’élégance continue de votre Didon[7]. Il corrige à présent le style. Je m’intéresse fort à son succès, car, en vérité, tout homme de lettres qui n’est pas un fripon est mon frère. J’ai la passion des beaux-arts, j’en suis fou. Voilà pourquoi j’ai été si affligé quand les gens de lettres m’ont persécuté : c’est que je suis un citoyen qui déteste la guerre civile, et qui ne la fais qu’à mon corps défendant.

Adieu, monsieur ; Mme du Châtelet vous fait les plus sincères compliments. Elle pense comme moi sur vous, et c’est une dame d’un mérite unique. Les Bernouilli[8] et les Maupertuis, qui sont venus à Cirey, en sont bien surpris. Si vous la connaissiez, vous verriez que je n’ai rien dit de trop dans ma préface d’Alzire. C’est dans de tels lieux qu’il faudrait que des philosophes comme vous vécussent : pourquoi sommes-nous si éloignés[9] ?

  1. Liv. I, Épître ii, à M. L. D*** ; édition de 1784.
  2. Voyez, tome IX, les Discours sur l’Homme.
  3. Voltaire s’est toujours élevé contre la vénalité des charges : voyez la note, tome XXI, page 6.
  4. Ces deux vers n’ont pas été conservés dans l’Épître de Lefranc de Pompignan, tome II, édition de 1784.
  5. Voltaire alla de Bruxelles à Paris vers le commencement de septembre 1739.
  6. L’hôtel Lambert.
  7. Voyez, sur Didon, tome XX, page 563 ; XXII, 231 ; XXXIV. 58.
  8. Jean Bernouilli, mort en 1748 !  : père de Jean Bernouilli, dans les bras duquel Maupertuis mourut, à Bâle, en 1759.
  9. Cette lettre d’éloges ne fait guère pressentir les facéties que Voltaire écrira vingt ans plus tard contre ledit Lefranc de Pompignan. (G. A.)