Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1088

Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 194-196).

1088. — À M. LÉVESQUE DE POUILLY[1].
À Cirey, le 27 levrier.

Mon cher Pouilly, je n’ai aucun droit sur monsieur votre frère[2] que celui de l’estime que je ne puis lui refuser ; mais j’en ai peut-être sur vous, parce que je vous aime tendrement depuis vingt années.

Les affaires deviennent quelquefois plus sérieuses et plus cruelles qu’on ne pense, M. de Saint-Hyacinthe m’outrage depuis vingt ans sans que jamais je lui en aie donné le moindre sujet, ni même que j’aie proféré la moindre plainte. Depuis la satire qu’il fit contre moi, au sujet d’Œdipe, il n’a cessé de m’accabler d’injures dans le Journal littéraire et dans tous ceux où il a eu part. Étant à Londres, il publia une brochure contre moi. Je sais que tout cela est ignoré du public ; mais un outrage sanglant[3], imprimé à la suite de la plaisanterie du Mathanasius (que S’Gravesande, Sallengre, et autres, ont fait de concert avec tant de succès) ; un outrage, dis-je, de cette nature, attribué au sieur de Saint-Hyacinthe, est une injure d’autant plus cruelle qu’elle est plus durable.

Encore une fois, je défie M. de Saint-Hyacinthe de citer un mot que j’aie jamais prononcé contre lui. On m’a envoyé de Hollande et d’Angleterre des mémoires aussi terribles qu’authentiques dont je n’ai fait ni ne ferai aucun usage. Pour peu que vous soyez instruit de ses procédés publics dans ces pays, vous sentirez que j’ai en main ma vengeance. Les héritiers de Mme Lambert ne se sont pas tus, et j’ai des lettres des personnes les plus respectables et de la plus haute considération qui, après avoir assisté souvent M. de Saint-Hyacinthe, l’ont reconnu, et ont fait succéder la plus violente indignation à leurs bontés. J’oppose donc, monsieur, la plus longue et la plus discrète patience aux affronts les plus répétés et les plus impardonnables. Malheureusement j’ai des parents qui prennent cette affaire à cœur, et je ne cherche qu’à prévenir un éclat : c’est dans ce principe que je vous ai déjà écrit, et à monsieur votre frère[4], et même à M. de Saint-Hyacinthe. Je n’ai point obtenu, il s’en faut beaucoup, la satisfaction nécessaire à un honnête homme. Il est bien étrange et bien cruel que M. de Saint-Hyacinthe veuille partager l’opprobre et les fureurs de l’abbé Desfontaines, contre lequel la justice procède actuellement. Que lui coûterait-il de réparer tant d’injustices par un mot ? Je ne lui demande qu’un désaveu. Je suis content s’il dit qu’il ne m’a point eu en vue[5] ; que tout ce qu’avance l’abbé Desfontaines est calomnieux ; qu’il pense de moi tout le contraire de ce qui est avancé dans le libelle en question : en un mot, je me tiens outragé de la manière la plus cruelle par Saint-Hyacinthe, que je n’ai jamais offensé, et je demande une juste réparation. Je vous conjure, monsieur, de lui procurer comme à moi un repos dont nous avons besoin l’un et l’autre. Je vous supplie instamment d’envoyer ma lettre à monsieur votre frère ; j’en vais faire une copie que j’enverrai à plusieurs personnes, afin que, s’il arrivait un malheur que je veux prévenir, on rende justice à ma conduite, et que rien ne puisse m’être imputé.

Je connais trop, mon cher ami, la honte et la générosité de votre cœur pour ne pas compter que vous ferez finir une affaire qui peut-être perdra deux hommes dont l’un a subsisté quelque temps de vos bienfaits, et dont l’autre vous est attaché par tant d’amitié.

  1. Louis-Jean Lévesque de Pouilly, né à Reims en 1691, frère de Lévesque de Burigny auquel la lettre 1049 est adressée. Voyez la lettre 128, dans laquelle Pouilly est cité avec son autre frère Lévesque de Champeaux.
  2. Lévesque de Burigny.
  3. Voyez une note de la lettre 1069.
  4. Voyez les lettres 1049 et 1054.
  5. Saint-Hjacinthe adressa, le 2 mai suivant, à Burigny, une lettre (n° 1150) où il dit que la Déification était un ouvrage d’imagination ; mais Burigny raconte qu’il s’est toujours refusé à désavouer cet opuscule, comme le desirait Voltaire. (B.)