Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1067

Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 167-169).

1067. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 12 février.

M. de Maupertuis m’envoie aujourd’hui de Bâle votre lettre, que vous lui aviez donnée. Apparemment que, voyant à Cirey[1] la douleur excessive et l’indignation de Mme du Châtelet, jointe à l’effet que faisait la lettre de Mme de Bernières, il n’osa donner la vôtre ; cependant elle m’aurait fait grand plaisir, et, sachant alors de quoi il était question, je vous aurais empêché de faire la malheureuse démarche de rendre publique et d’envoyer au prince royal cette lettre dont Mme du Châtelet est si cruellement outrée.

Ce qui lui a fait le plus de peine, c’est que vous avez cherché à faire valoir cette lettre, qui la compromet. Vous avez voulu vous vanter auprès d’elle des suffrages de personnes qui, n’étant point au fait, ne pouvaient savoir si cette lettre était convenable.

Ne sentiez-vous pas qu’elle n’était qu’une espèce de factum contre Mme du Châtelet ; que vous essayiez de persuader que l’abbé Desfontaines ne vous avait point outragé ; que j’étais auteur du Préservatif ; que vous ne vous ressouveniez pas d’un fait important ? Enfin vous démentiez par ce malheureux écrit vos anciennes lettres, et certainement ceux que vous prétendez qui approuvaient cette lettre politique n’avaient pas vu ces anciennes lettres sincères où vous parliez si différemment. Que diraient-ils, s’ils les avaient vues ? Et pourquoi mettre Mme du Châtelet dans la nécessité douloureuse de montrer, papier sur table, que vous vous démentez vous-même pour l’outrager ? À quoi bon vous faire de gaieté de cœur une ennemie respectable ? Pourquoi me forcer à me jeter à ses pieds pour l’apaiser ? Et comment l’apaiser, quand elle apprend que vous vous vantez d’avoir écrit à Mme la marquise du Châtelet avec dignité, et qu’enfin vous envoyez un factum contre elle au prince ? À quoi me réduisez-vous ? Pourquoi me mettre ainsi en presse entre elle et vous ? Je me soucie bien de l’abbé Desfontaines ; voilà un plaisant scélérat, pour troubler mon repos ! Si vous saviez à quel point les hommes de Paris les plus respectables pressent la vengeance publique contre ce monstre, vous seriez bien honteux d’avoir balancé, d’avoir cru des personnes qui vous ont inspiré la neutralité et la décence. Non, l’abbé Desfontaines n’est rien pour moi ; mais j’avais le cœur percé que mon ami de vingt-cinq ans, mon ami outragé par ce monstre, ne fit pas au moins ce qu’a fait Mme de Bernières,

Il ne s’agit entre nous que de faits, et le fait est que vous avez alarmé tous mes amis. Mme de Champbonin, qui a beaucoup d’esprit, qui écrit mieux que moi, et que vous connaissez bien peu ; Mme de Champbonin vous écrivit avec effusion de cœur[2], et sans me consulter. M. du Châtelet vous écrivit, à ma prière, au sujet des souscriptions, non pas des souscriptions dont vous, dissipâtes l’argent, chose que je n’ai jamais dite à personne, et que Mme du Châtelet a avouée à un seul homme dans sa douleur, mais au sujet de quelques souscriptions à rembourser ; je vous ai parlé sur cela assez à cœur ouvert. Jamais en ma vie, encore une fois, je n^ai parlé à qui que ce soit des souscriptions mangées[3]. Il ne s’agissait que de rembourser une ou deux personnes que vous pourriez rencontrer. Voyez que de malentendus ! et tout cela pour avoir été un mois sans m’écrire, quand tout le monde m’écrivait ; tout cela, pour avoir fait le politique, quand il fallait être ami ; pour avoir mis un art, qui vous est étranger, où il ne fallait mettre que votre naturel, qui est bon et vrai. Ne laissez point ainsi frelater votre cœur, et donnez-le-moi tel qu’il est.

Vous me parlez d’une disgrâce auprès du prince, que vous, craignez que je ne vous attire. Eh ! morbleu, ne voyez-vous pas que je ne lui écris point sur tout cela parce que je ne sais que lui mander, après votre malheureuse lettre ? Encore une fois, et cent fois, vous me mettez entre Mme du Châtelet et vous. Si vous me disiez : Voici ce que j’ai écrit au prince, je saurais alors que lui mander ; mais vous me liez les mains.

Vous m’écrivez mille choses vagues ; il faut des faits. Vous avez fait une faute presque irréparable dans tout ceci. Vous auriez tout prévenu d’un seul mot. Vous vous seriez fait un honneur infini, en vous joignant à mes amis, en parlant vous-même à monsieur le chancelier, en confirmant vos lettres, qui déposent le fait de l’ApoIogie de Voltaire, en 1725 ; en ne craignant point un coquin qui vous a insulté publiquement ; voilà ce qu’il fallait faire. Il est temps encore ; monsieur le chancelier décidera seul de tout cela. Mais que faut-il faire à présent ? Ce que M. d’Argenson, l’aîné ou le cadet, ce que Mme de Champbonin, ce que M. d’Argental, vous diront, ou plutôt ce que votre cœur vous dira. En un mot, il ne faut pas réduire votre ami à la nécessité de vous dire : Rendez-moi le service que des indifférents me rendent.

Tout va très-bien, malgré les dénonciations contre les Lettres philosophiques et contre l’Èpitre à Uranie, par lesquelles Desfontaines a consommé ses crimes. J’aurai, je crois, justice par monsieur le chancelier ; je l’ai déjà par le public. J’eusse été heureux si vous aviez paru le premier ; mais je suis consolé, si vous revenez de bonne foi, et si vous reprenez votre véritable caractère.

Mon Mémoire est infiniment approuvé ; mais je ne veux point qu’il paraisse sitôt. Je ne ferai rien sans l’aveu de monsieur le chancelier, et sans les ordres secrets de M. d’Argenson.

  1. Maupertuis avait passé quelques jours à Cirey, du 12 au 16 janvier précédent, en allant à Bâle, pour visiter Jean Bernouilli, qui mourut au commencement de 1748. (Cl.)
  2. Voyez une note de la lettre 1033.
  3. Voyez la lettre 1031,