Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1062

Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 161-163).

1062. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
6 février.

Pardon de tant d’importunités. Je reçois votre lettre, mon respectable ami ; vous me liez les mains. Je suspends les procédures, je ne veux rien faire sans vos conseils ; mais souffrez au moins que je sois toujours à portée de suivre ce procès. En quoi peut me nuire une plainte contre les distributeurs du libelle, par laquelle on pourra, quand on voudra, remonter à la source ? Tout sera suspendu.

Mon généreux ami, il est certain qu’il me faut une réparation, ou que je meure déshonoré. Il s’agit de faits, il s’agit des plus horribles impostures. Vous ne savez pas à quel point l’abbé Desfontaines est l’oracle des provinces.

On me crie à Paris que mon ennemi est méprisé ; et moi, je vois que ses Observations se vendent mieux qu’aucun livre. Mon silence le désespère, dites-vous. Ah ! que vous êtes loin de le connaître ! Il prendra mon silence pour un aveu de sa supériorité, et, encore une fois, je resterai flétri par le plus méprisable des hommes, sans en pouvoir tirer la moindre vengeance, sans me justifier. Je suis bien loin de demander le certificat de Mme de Bernières pour en faire usage en justice ; mais je voulais l’avoir par-devers moi, comme j’en ai déjà sept ou huit autres, pour avoir en main de quoi opposer à tant de calomnies, un jour à venir.

J’espère surtout avoir un désaveu authentique au nom des avocats. Le bâtonnier l’a promis. La lettre de Mme de Bernières me servira de certificat, et je la ferai lire à tous les honnêtes gens. À l’égard de mon Mémoire, je le refondrai encore, je le ferai imprimer dans un recueil intéressant de pièces de prose et de vers, dans lequel seront les Épitres, que je crois enfin corrigées selon votre goût.

De grâce, ne me citez point M. de Fontenelle : il n’a jamais été attaqué comme moi, et il s’est assez bien vengé de Rousseau en sollicitant plus que personne contre lui.

Encore une fois, j’arrête mon procès ; mais, en le poursuivant, qu’ai-je à craindre ? Quand il serait prouvé que j’ai reproché à l’abbé Desfontaines des crimes pour lesquels il a été repris de justice, n’est-il pas de droit que c’est une chose permise, surtout quand ce reproche est nécessaire à la réputation de l’offensé ? Je lui reproche quoi ? des libelles ; il a été condamné pour en avoir fait. Je lui reproche son ingratitude. Je ne l’ai point calomnié ; je prouve, papiers en main, tout ce que j’avance. J’ai fait consulter des avocats ; ils sont de mon avis, mais enfin tout cède au vôtre. Je ne veux me conduire que par vos ordres. À l’égard de Saint-Hyacinthe, je veux réparation ; je ne souffrirai pas tant d’outrages à la fois. Où est donc la difficulté qu’on exige un désaveu d’un coquin tel que lui ? Pourrait-on dire que cela n’est rien ? Je suis donc un homme bien méprisable ; je suis donc dans un état bien humiliant, s’il faut qu’on ne me considère que comme un bouffon du public, qui doit, déshonoré ou non, amuser le monde à bon compte, et se montrer sur le théâtre avec ses blessures ! La mort est préférable à un état si ignominieux. Voilà une récompense bien horrible de tant de travail ! et cependant Desfontaines jouira tranquillement du privilège de médire ; et on insultera à ma douleur. Au nom de Dieu, que j’obtienne quelque satisfaction ! Ne pourrais-je pas du moins obtenir qu’on brûlât le libelle ? Ne pourrai-je pas présenter ma requête contre Chaubert[1], et obtenir qu’en attendant des preuves justice soit faite de ce libelle infâme, sans nom d’auteur ?

Je vous réitère mes instantes prières sur Saint-Hyacintbe, si vous voulez que je reste en France.

Je suis honteux de vous faire voir tant de douleur, et désespéré de vous donner tant de soins ; mais vous me tenez lieu de tout à Paris.

J’ai encore assez de liberté dans l’esprit pour corriger Zulime, puisqu’elle vous plaît. J’attends vos ordres. J’ai quelque chose de beau[2] dans la tête ; mais j’ai besoin de tranquillité, et mes ennemis me l’ôtent.

  1. Libraire de Desfontaines. On le soupçonnait de vendre et de faire colporter la Voltairomanie.
  2. La tragédie de Mahomet, à laquelle Voltaire fait allusion dans la lettre 1096, et qu’il cite positivement dans la lettre 1121.