Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1038

Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 133-134).

1038. — À M. THIERIOT.
Ce 23 janvier.

M. du Châtelet étant absent, et madame la marquise ayant ordre d’ouvrir ses lettres, elle a heureusement lu la vôtre, et elle vous donne la marque d’amitié de vous la renvoyer. Elle n’est ni française, ni décente, ni intelligible, et M. du Châtelet, qui est très-vif, en eût été fort piqué. Je vous la renvoie donc, mon cher Thieriot ; corrigez-la comme je corrige mes Épitres[1]. Il faut tout simplement lui dire que « vous aviez prévenu tous ses désirs ; que, si vous avez été si longtemps sans écrire, c’est que vous avez été malade : qu’il y a longtemps que vous savez qu’en effet j’ai remboursé toutes les souscriptions que les souscripteurs négligents n’avaient pas envoyées en Angleterre, et que vous ne croyez pas qu’il en reste ; mais que, s’il en restait, vous vous en chargeriez avec plaisir pour votre ami : qu’à l’égard de l’abbé Desfontaines, vous pensez comme tout le public, qui le déteste et le méprise, et que vous n’avez pas cessé un moment d’être mon ami ».

Au reste, songez bien qu’on ne vous demande point la lettre ostensible. Voilà comme on apaise tout sans se compromettre, et non pas en entrant dans un détail de lettre à écrire à M. de La Popelinière. Ne parlez point de M. de La Popelinière. C’est à lui à rendre ce qu’il doit à M. le marquis du Châtelet, et il n’y manquera pas : il connaît trop les devoirs du monde.

Pour la centième fois, si vous aviez écrit tout d’un coup comme à l’ordinaire, et si vous n’aviez pas voulu mettre dans l’amitié une politique fort étrangère, il n’y aurait pas eu le moindre malentendu. Oublions donc toute cette mésintelligence.

Au reste, je poursuivrai Desfontaines à toute rigueur. Qui ne sait point confondre ses ennemis ne sait point aimer ses amis.

(Le même jour, ou cette même nuit.)

Mme du Châtelet est excessivement fâchée que vous ayez fait courir votre lettre à elle adressée : cela est contre toutes les règles, et un nom aussi respectable doit être plus ménagé. Je suis encore à comprendre comment cela peut vous être venu dans la tête, et pourquoi vous lui avez écrit une prétendue lettre ostensible qu’elle ne demandait assurément pas, et pourquoi vous avez consulté tant de gens sur la manière de faire une chose qu’il ne fallait pas faire du tout. Si jamais il arrivait que cette lettre compromît Mme la marquise du Châtelet avec l’abbé Desfontaines, il n’y a peut-être point d’extrémités où sa famille et elle ne se portassent. Encore une fois, et encore cent fois, il fallait écrire tout simplement comme à l’ordinaire, ne point faire attendre, mander si vous aviez envoyé ou non cette horreur[2] au prince, instruire tout Cirey par vous-même de ce qui se passait, de ce qu’il convenait de faire, prier votre ami de prendre votre défense, et contre trente personnes qui disaient que vous le trahissiez, et contre l’abbé Desfontaines, qui vous traite comme un colporteur et comme un faquin ; vous joindre à nous avec le zèle le plus intrépide pour délivrer la société d’un monstre, écrire lettre sur lettre, au lieu de vous en laisser écrire ; envoyer copie de votre lettre au prince, épargner tous les soupçons, et remplir tous les devoirs. Vos péchés sont grands ; que la pénitence le soit, et que je dise : « Remittuntur ei peccata multa, quoniam dilexit multuméé[3], »

  1. Alors publiées sous le titre d’Épîtres, et depuis sous celui de Discours sur l’Homme. Voyez tome IX.
  2. La Voltairomanie.
  3. Luc, vii, 47.