Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1017

Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 109-111).

1017. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 10 janvier.

Je suis bien étonné, mon cher ami, de ne point recevoir de vos nouvelles. Je voulais aller à Paris ; M. et Mme du Châtelet m’en empêchent. Écrivez donc ; mandez-moi tout naturellement si vous avez envoyé au prince cet infâme libelle. Je ne peux le croire ; mais enfin si cela était, il faut le dire, afin que nous lui écrivions en conséquence, et sans commettre personne.

Le libelle de ce monstre est une affaire du ressort du lieutenant criminel, plutôt que des gens de lettres, et on prend toutes les mesures nécessaires pour avoir justice. Vingt personnes me mandent que ce scélérat et son libelle sont en exécration ; je n’en suis point surpris, je ne le suis que de votre silence ; mais je ne doute pas que vous ne remplissiez tous les devoirs de l’amitié. Mon cœur ne peut jamais être mécontent du vôtre. Je ne me persuaderai jamais que vous craigniez plus de déplaire à un coquin qui vous a tant outragé qu’à votre ami, qui vous a toujours été si tendrement et si essentiellement uni. Aucune suite de cette affaire ne m’embarrasse. La vérité, l’innocence, la générosité, sont de mon côté ; la calomnie, le crime, et l’ingratitude, sont de l’autre. Si je ne songe qu’à mes amis, je suis le plus heureux des hommes ; si je jette les yeux sur le public et sur la postérité, l’honneur, qui est dans mon cœur, et qui préside à mes écrits, m’assure que le public de tous les temps sera pour moi, si pourtant mes ouvrages, que je travaille nuit et jour, peuvent jamais me survivre.

M, le marquis du Châtelet, justement indigné, et qui prend en main ma cause avec les sentiments dignes de sa naissance et de son cœur, vous écrit[1], et à M. de La Popelinière. Il ne faut pas qu’il soit dit que vous m’ayez démenti pour un scélérat, et que les souscriptions de la Henriade, dont vous savez que je n’ai jamais reçu l’argent[2], n’aient pas été remboursées de mon argent. S’il restait une seule souscription dans Paris ; s’il y avait un homme qui, ayant eu la négligence de ne pas envoyer sa souscription en Angleterre, ait encore eu celle de ne pas envoyer chez moi ou chez les libraires préposés, je vous prie instamment de le rembourser de mon argent, quoique, par toutes les règles, souscription non réclamée à temps ne soit jamais payable. Ces règles ne sont point faites pour moi, et voilà le seul cas où je suis au-dessus des règles.

Mme du Châtelet, par parenthèse, a eu très-grand tort de m’avoir caché tout cela pendant huit jours. C’est retarder de huit jours mon triomphe, quoique ce soit un triomphe bien triste qu’une victoire remportée sur le plus méprisable ennemi. La justification la plus ample est d’une nécessité indispensable, et je peux vous répondre que vous approuverez la modération extrême et la vérité de mon Mémoire[3]. Il doit toucher et convaincre. Encore une fois, et encore mille fois, vous vous imaginez que je dois penser comme M. de La Popelinière, qui, étant à la tête d’une famille, d’une grande maison, ayant un emploi sérieux, et pouvant prétendre à des places, ne doit répondre que par le silence à un libelle intitulé le Mentor cavalier[4], ou aux vers impertinents de ce malheureux Rousseau, qui outrage tous les hommes en demandant pardon à Dieu, et qui s’avise d’offenser en lui un homme estimable qu’il n’a jamais connu. Ce silence convient très-bien à Pollion, mais il me déshonorerait. Je suis un homme de lettres, et l’envie a les yeux continuellement ouverts sur moi : je dois compte de tout au public éclairé, et me taire, c’est trahir ma cause. J’ai tout lieu d’espérer que ce sera pour la dernière fois, et que le reste de mes jours ne sera consacré qu’aux douceurs de l’amitié.

J’aurais souhaité que vous n’eussiez point envoyé tous ces libelles au prince royal, et, surtout, que vous eussiez écrit une autre lettre à Mme du Châtelet. C’est une âme si intrépide et si grande qu’elle prend pour le plus cruel de tous les affronts ce que mon cœur pardonne aisément. Comptez que mon intérêt a moins de part à tout ce que j’écris que mon amitié pour vous.

  1. Sa lettre, datée du 10 janvier 1739, est dans le tome II des Mémoires de Wagnière et Longchamp, page 435. Dès la fin de 1738 Mme du Châtelet avait composé, à l’insu de Voltaire, une Réponse à la Voltairomanie. Cette Réponse est aussi dans le tome II des Mémoires cités ici.
  2. Voyez, ci-après, une note de la lettre 1031.
  3. C’est le Mémoire imprimé tome XXIII, page 27.
  4. Voyez une note sur la lettre 651.