Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1014
Mon cher ami, depuis ma dernière lettre écrite, vingt paquets arrivant à Cirey augmentent ma douleur et celle de Mme du Châtelet. Encore une fois, n’écoutez point quiconque vous donnera pour conseil de boire votre vin de Champagne gaiement et d’oublier tout le reste. Buvez, mais remplissez les devoirs sacrés et intéressants de l’amitié. Il n’y a pas de milieu, je suis déshonoré si l’écrit de Desfontaines subsiste sans réponse, si l’infâme calomnie n’est pas confondue. Ouvrez les quarante tomes de Nicéron[1], la vie des gens de lettres est écrite sur de pareils mémoires. Je serais indigne de la vie présente si je ne songeais à la vie à venir, c’est-à-dire au jugement que la postérité fera de moi. Faudra-t-il que la crainte que vous inspire un scélérat vous force à un silence aussi cruel que son libelle ? Et n’aurez-vous pas le courage d’avouer publiquement ce que vous m’avez tant de fois écrit, tant de fois dit devant tant de témoins ? Songez-vous que j’ai quatre lettres de vous dans lesquelles vous m’avouez que ce misérable Desfontaines avait fait un libelle sanglant, intitulé Apologie du sieur de Voltaire, l’avait imprimé à Rouen, vous l’avait montré à la Rivière-Bourdet ? Mon honneur, l’intérêt public, votre honneur enfin, vous pressent d’éclater. Que ne ferais-je point en votre place ! Quel zèle ne m’inspirerait pas l’amitié ! Quelle gloire j’acquerrais à défendre mon ami calomnié ! Que je serais loin d’écouter quiconque me donnerait l’abominable conseil de me taire ! Ah ! mon ami, mon cher ami de vingt-cinq années, qu’avez-vous fait, quelle malheureuse lettre dictée par la politique avez-vous écrite à Mme du Châtelet, à cette âme magnanime qui n’a pour politique que la vérité, l’amitié et le courage ? Réparez tout, il en est temps encore ; écrivez-lui ce que votre cœur et non d’indignes conseils vous auront dicté. Ne sacrifiez pas votre ami à un scélérat que vous abhorrez, et qui vous a outragé. Je n’écris point au prince royal. Je veux savoir auparavant si vous lui avez envoyé ce malheureux libelle ; c’est un point essentiel. Dites-nous franchement la vérité, et mettez le repos dans un cœur qui s’est donné à vous.
Les larmes me coulent des yeux en vous écrivant. Au nom de Dieu, courez chez le Père Brumoi ; voyez quelques-uns de ces Pères, mes anciens maîtres, qui ne doivent jamais être mes ennemis. Parlez avec tendresse, avec force. Père Brumoi a lu Mèrope il en est content ; Père Tournemine en est enthousiasmé. Plût à Dieu que je méritasse leurs éloges ! Assurez-les de mon attachement inviolable pour eux ; je le leur dois, ils m’ont élevé ; c’est être un monstre que de ne pas aimer ceux qui ont cultivé notre âme.
Parlez de Rousseau et de nos procédés avec la sagesse que vous mettez dans vos discours, et qui fera d’autant plus d’impression qu’elle sera appuyée par des faits incontestables. Écrivez-moi, et comptez que notre cœur est encore plus rempli d’amitié pour vous que de douleur.
Voici une lettre pour le protecteur véritable de plusieurs beaux-arts, pour M. de Caylus ; donnez-la-lui ; accompagnez-la de ce zèle tendre qui donne l’âme à tout, et qui répand dans les cœurs le plus divin des sentiments, l’envie de rendre service. Je vous embrasse.
- ↑ Voyez son article, tome XIV, page III. Ses, Mémoires, dont le XLe volume est de 1739, forment quarante-trois volumes ; le Xe a deux parties.