Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1005

Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 91-93).

1005. — À M. THIERIOT.
Le 2 janvier.

Il y a vingt ans, mon cher ami, que je suis devenu homme public par mes ouvrages, et que, par une conséquence nécessaire, je dois repousser les calomnies publiques.

Il y a vingt ans que je suis votre ami, et que tous les liens qui peuvent resserrer l’amitié nous unissent l’un à l’autre. Votre réputation m’intéresse, comme je suis persuadé que la mienne vous touche ; et mes lettres à Son Altesse royale font foi si j’ai bien rempli ce devoir sacré de l’amitié de donner de la considération à ses amis.

Aujourd’hui, un homme détesté universellement par ses méchancetés, un homme à qui on a justement reproché son ingratitude envers moi, ose me traiter de menteur impudent quand on lui dit que, pour prix de mes services, il a fait un libelle contre moi. Il cite votre témoignage, il imprime que vous désavouez votre ami, et que vous êtes honteux de l’être encore.

Je ne sais que de vous seul qu’en effet l’abbé Desfontaines, dans le temps de Bicêtre, fit contre moi un libelle ; je ne sais que de vous seul que ce libelle était une ironie sanglante, intitulée Apologie du sieur de Voltaire[1]. Non-seulement vous nous en avez parlé dans votre voyage à Cirey, en présence de Mme la marquise du Châtelet, qui l’atteste ; mais, en rassemblant vos lettres, voici ce que je trouve dans celle du 16 août 1726 :

« Ce scélérat d’abbé Desfontaines veut toujours me brouiller avec vous ; il dit que vous ne lui avez jamais parlé de moi qu’en termes outrageants, etc.

« Il n’a que quatre cents livres de rente de chez lui ; et il gagne par an plus de mille écus par ses infidélités et par ses bassesses. Il avait fait contre vous un ouvrage satirique, dans le temps de Bicêtre, que je lui fis jeter dans le feu, et c’est lui qui a fait faire une édition du poëme de la Ligue, dans lequel il a inséré des vers satiriques de sa façon, etc. »

J’ai plusieurs lettres de vous où vous me parlez de lui d’une manière aussi forte.

Comment donc se peut-il faire qu’il ait l’impudence de dire que vous désavouez ce que vous m’avez dit, ce que vous m’avez écrit tant de fois ? Qu’il démente une perfidie qu’il m’a avouée lui-même, dont il m’a demandé pardon, et dans laquelle il est retombé ensuite, cela est dans son caractère ; mais qu’il atteste contre moi le témoignage authentique de mon ami, qu’il me fasse passer pour un calomniateur, qu’il me déshonore par votre bouche : le pouvez-vous souffrir ?

Ceci est un procès où il s’agit de l’honneur ; vous y intervenez comme témoin, comme partie, comme moitié de moi-même. Le public est juge, et il faut produire les pièces. Vous ne direz pas, sans doute : « Je n’ai que faire de cette querelle, je suis un particulier qui veut vivre paisiblement et dans des plaisirs tranquilles ; je ne me commettrai pas pour un ami. » Ceux qui vous donneraient de tels conseils voudraient vous faire commettre une action dont votre âme est incapable. Non, il ne sera pas dit que vous me trahirez, que vous désavouerez votre parole, votre seing, et la notoriété publique ; que vous abandonnerez l’honneur d’un ami de vingt ans, lié si étroitement avec le vôtre ; et pour qui ? pour un scélérat qui est chargé de l’horreur publique, pour votre ennemi même, pour celui qui vous à outragé cent fois, et dont les injures les plus avilissantes subsistent imprimées contre vous dans son Dictionnaire néologique. Quelles seraient la surprise et l’indignation du prince royal, qui m’honore d’une bonté si excessive et qui m’a lui-même daigné témoigner par écrit l’horreur que l’abbé Desfontaines lui inspire ? Quels seraient les sentiments de Mme la marquise du Châtelet, de tous mes amis, j’ose dire de tout le monde ? Consultez M. d’Argental. Demandez enfin à votre siècle, et voyez, peut-être (si on le peut), dans la postérité, voyez, dis-je, s’il serait glorieux pour vous d’avoir abandonné votre ami intime et la vérité pour Desfontaines, et d’avoir plus craint de nouvelles injures de ce misérable que la honte d’être publiquement infidèle à l’amitié, à la vérité, aux liens de la société les plus sacrés. Non, sans doute, vous n’aurez jamais ce reproche à vous faire. Vous montrerez la fermeté et la noblesse d’âme que je dois attendre de vous ; l’honneur même de prendre publiquement le parti de l’amitié n’entrera pas dans vos motifs. L’amitié seule vous fera agir, j’en suis sûr, et mon cœur me le dit ; il me répond du vôtre. L’amitié seule, sans d’autre considération, l’emportera. Il faut que l’amitié et la vérité triomphent de la haine et de la perfidie. C’est dans ces sentiments et dans ces justes espérances que je vous embrasse avec plus de tendresse que jamais.

  1. Une note de Chaudon, transcrite par Barbier dans son Dictionnaire des ouvrages anonymes, attribue l’ouvrage à Pellegrin. À la fin de l’Apologie on lit, il est vrai, qu’elle est de l’auteur de la comédie du Nouveau Monde. Mais cette critique de la Henriade me paraît de Desfontaines. Elle fut, en 1726, réimprimée dans la Bibliothèque française, tome VII, page 257, avec la note : Cette pièce est de l’abbé D.. F.. L’édition de la Henriade qu’on y cite est précisément celle que Desfontaines avait donnée à Évreux avec des vers de sa façon ; et deux de ces vers sont rapportés dans l’Aipologie. (D.) — Voyez aussi la note, tome XXIII, page 39.