Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 964

Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 44-46).
◄  Lettre 963
Lettre 965  ►

964. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Novembre[1].

Monseigneur, que Votre Altesse royale pardonne à ce pauvre malade enrichi de vos bienfaits, s’il tarde trop à vous payer ses tributs de reconnaissance.

Ce que vous avez composé sur l’humanité vous assure, sans doute, le suffrage et l’estime de Mme du Châtelet, et vous me forceriez à l’admiration si vous ne m’y aviez pas déjà tout disposé. Non-seulement Cirey remercie Votre Altesse royale, mais il n’y a personne sur la terre qui ne doive vous être obligé. Ne connût-on de cet ouvrage que le titre, c’en est assez pour vous rendre maître des cœurs. Un prince qui pense aux hommes, qui fait son bonheur de leur félicité ! On demandera dans quel roman cela se trouve, et si ce prince s’appelle Alcimédon ou Almanzor, s’il est fils d’une fée et de quelque génie. Non, messieurs, c’est un être réel ; c’est lui que le ciel donne à la terre, sous le nom de Frédéric ; il habite d’ordinaire la solitude de Remusberg ; mais son nom, ses vertus, son esprit, ses talents, sont déjà connus dans tout le monde. Si vous saviez ce qu’il a écrit sur l’humanité, le genre humain députerait vers lui pour le remercier ; mais ces détails heureux sont réservés à Cirey, et ces faveurs sont tenues secrètes. Les gens qui se mêlaient autrefois de consulter les demi-dieux se vantaient d’en recevoir des oracles ; nous en recevons, mais nous ne nous en vantons pas.

Il y a, monseigneur, une secrète sympathie qui assujettit mon âme à Votre Altesse royale ; c’est quelque chose de plus fort que l’harmonie préétablie. Je roulais dans ma tête une épître sur l’humanité[2] quand je reçus celle de Votre Altesse royale. Voilà ma tâche faite. Il y a eu, à ce que conte l’antiquité, des gens qui avaient un génie qui les aidait dans leurs grandes entreprises. Mon génie est à Remusberg. Eh ! à qui appartenait-il de parler de l’humanité qu’à vous, grand prince, à votre âme généreuse et tendre ; à vous, monseigneur, qui avez daigné consulter des médecins pour la maladie d’un de vos serviteurs qui demeure à près de trois cents lieues de vous ? Ah ! monseigneur, malgré ces trois cents lieues, je sens mon cœur lié à Votre Altesse royale de bien près.

Je me flatte même, avec assez d’apparence, que cet intervalle disparaîtra bientôt. Monseigneur l’électeur palatin mourra s’il veut, mais les confins de Clèves et de Juliers verront, au printemps prochain, Mme la marquise du Châtelet. Nous arrangerons tout pour nous trouver près de vos États. Je sais bien qu’en fait d’affaires il ne faut jamais répondre de rien ; mais l’espérance de faire notre cour à Votre Altesse royale, de voir de près ce que nous admirons, ce que nous aimons de loin, aplanira bien des difficultés. N’est-il pas vrai, monseigneur, que Votre Altesse royale donnera des sauf-conduits à Mme du Chàtelet ? Mais qui voudrait l’arrêter, quand on saura qu’elle sera là pour voir Votre Altesse royale ; et qui m’osera faire du mal, à moi, quand j’aurai l’Èpître sur l’Humanité à la main ?

Que je suis enchanté que Votre Altesse royale ait été contente de cet Essai sur le Feu que Mme du Châtelet s’amusa de composer, et qui, en vérité, est plutôt un chef-d’œuvre qu’un essai ! Sans les maudits tourbillons de Descartes, qui tournent encore dans les vieilles têtes de l’Académie, il est bien sûr que Mme du Châtelet aurait eu le prix, et cette justice eût fait l’honneur de son sexe et de ses juges ; mais les préjugés dominent partout. En vain Newton a montré aux yeux les secrets de la lumière ; il y a de vieux romanciers physiciens qui sont pour les chimères de Malebranche. L’Académie rougira un jour de s’être rendue si tard à la vérité ; et il demeurera constant qu’une jeune dame osait embrasser la bonne philosophie quand la plupart de ses juges l’étudiaient faiblement pour la combattre opiniâtrement.

M. de Maupertuis, homme qui ose aimer et dire la vérité, quoique persécuté, a mandé hardiment, mais secrètement, que les discours français[3] couronnés étaient pitoyables. Son suffrage, joint à celui de Remusberg, sont le plus beau prix qu’on puisse jamais recevoir.

Mme du Châtelet sera très-flattée que Votre Altesse royale fasse lire à M. Jordan ce qui a plu à Votre Altesse royale. Elle estime avec raison un homme que vous estimez. Je suis, etc.

  1. Cette lettre répond à la lettre 957.
  2. Allusion au sixième Discours, qui traite particulièrement de la nature de l’homme.
  3. Celui de Lozeran de Fiesc et celui de Créqui-Canaple ; voyez la note, tome XXII, page 279.