Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 928

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 560-562).
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928. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Cirey) août[1].

Je suis presque ressuscité,
Lorsque j’ai vu cette écritoire[2],
L’instrument de la vérité,
De mes plaisirs, de votre gloire.
Mais qu’il m’en doit coûter de soins !
Que l’usage en est difficile !
Quand on a la lance d’Achille,
Il faut être un Patrocle au moins.
Qui du beau chantre de la Thrace
Tiendrait la lyre entre ses doigts,
S’il n’avait sa force et sa grâce,
Pourrait-il animer les bois,
Adoucir l’enfer et Cerbère ?

C’est un grand ouvrage, et je crois
Qu’il ferait bien mieux de se taire.
Mais le cas est tout différent ;
L’écritoire est pour Émilie ;
Grand prince, elle eut votre génie
Avant d’avoir votre présent.
Le ciel tous les deux vous réserve
Pour l’exemple de nos neveux ;
Et c’est Mars qui, du haut des cieux,
Envoie une égide à Minerve.

Il fallait Votre Altesse royale, monseigneur, et Émilie pour me donner la force de penser et d’écrire. J’ai été assez près d’aller voir ce royaume qu’Orphée charma, et dont je n’aurais voulu revenir que pour Émilie et pour votre personne.

Vous ne croiriez peut-être pas, monseigneur, que j’ai encore beaucoup réformé Mèrope. J’avais dans le commencement voulu imiter le marquis Maffei, car j’aime passionnément à faire valoir dans ma patrie les chefs-d’œuvre des étrangers. Mais petit à petit, à force de travailler, la Mérope est devenue toute française. Grâce à vos sages critiques, elle est autant à vous qu’à moi ; aussi, quand je la ferai imprimer, je vous demanderai la permission de vous la dédier[3], et de mettre à vos pieds et la pièce et mes idées sur la tragédie.

Je ne sais si Votre Altesse royale a reçu la nouvelle édition des Éléments de Newton. Puisqu’elle daigne s’intéresser assez à moi pour me mander[4] que M. S’Gravesande n’en a pas dit de bien, je lui dirai que je n’en suis pas surpris.

Les libraires ou corsaires hollandais, impatients de débiter cet ouvrage, se sont avisés de faire brocher les deux derniers chapitres par un métaphysicien hollandais, qui s’est avisé de contredire les sentiments de M. S’Gravesande dans les deux chapitres postiches. Il nie les deux plus beaux avantages du système newtonien, l’explication des marées, et la cause de la précession des équinoxes, qui vient sans difficulté de la protubérance de la terre à l’équateur, M. S’Gravesande est, avec raison, attaché à ces deux grands points. D’ailleurs le livre est imprimé avec cent fautes ridicules. L’édition de France, sous le nom de Londres, est un peu plus correcte. Les cartésiens crient comme des fous à qui on veut ôter les trésors imaginaires dont ils se repaissaient ; ils se croient appauvris si la nature a des vides. Il semble qu’on les vole ; il y en a qui se fâchent sérieusement. Pour moi, je me garderai bien de me fâcher de rien, tant que divus Federicus et diva Æmilia m’honoreront de leurs bontés.

Nous venons d’être un peu plus instruits de ce Beringen ; c’est une ville entre le pays de Liège et Juliers. Si cela était à la bienséance de Sa Majesté, et qu’elle daignât l’honorer du titre de sa sujette, on recevrait, comme de raison, toutes les lois que Sa Majesté daignerait prescrire. Mme du Châtelet n’a pas osé en parler à Votre Altesse royale ; elle me charge d’oser demander votre protection. Nous nous conduirons dans cette affaire par vos seuls ordres. Mme du Châtelet vient d’envoyer un homme sur les lieux ; c’est un avocat de Lorraine.

Si l’affaire pouvait tourner comme je le souhaite, il ne serait pas difficile de déterminer M. le marquis du Châtelet à faire un petit voyage. Enfin j’ose entrevoir que je pourrais, avec toutes les bienséances possibles, dussent les gazettes en parler, venir me jeter aux pieds de Votre Altesse royale, et voir enfin ce que j’admire.

J’espère que votre autre sujet, M. Thieriot, va venir pour quelques jours dans votre château de Cirey. C’est alors que votre culte y sera parfaitement établi, et que nous chanterons des hymnes que le cœur aura dictés.

Je suis, avec le plus profond respect et cette tendre reconnaissance qui augmente tous les jours, etc.

  1. La réponse à cette lettre est du 14 septembre suivant.
  2. Frédéric avait annoncé cette écritoire dans un des derniers alinéas de lettre du 31 mars précédent.
  3. Voltaire oublia cette demande lorsque, cinq ou six ans après, il fit imprimer sa Mérope. Il fit hommage de cette pièce à Maffei : voyez tome IV, paye 179.
  4. Lettre 916.