Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 910

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 538-540).
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910. — À M. DE MAUPERTUIS.
Cirey, le 26 juillet.

Depuis feu saint Thomas, il n’y a personne de si incrédule que vous. Ne croyez point aux tourbillons, à la terre élevée aux pôles ; confondez les erreurs des philosophes, mon grand philosophe ; mais, pour Dieu, croyez les faits quand votre ami et votre admirateur vous les articule. L’article de Saturne ne m’appartient[1] pas plus qu’à vous dans ces Éléments de Newton, et je trouve cette graine de satellites formant un anneau tout aussi ridicule que cette pépinière de petites planètes dont on s’avise de composer la lumière zodiacale, en la comparant encore plus ridiculement, à mon gré, avec la voie lactée. J’ignore encore quel est le mathématicien qui s’est chargé de cette besogne ; tout ce que je sais, c’est que les libraires ont fait coudre, pour de l’argent, cette étoffe étrangère à l’étoffe dont je leur avais fait présent. Les libraires sont des faquins, et je ne sais que dire du savant mercenaire qui a copié, pour de l’argent, tant d’Acta cruditorum et d’anciens mémoires de l’Académie. Je suis obligé de ne point me brouiller avec lui : 1° parce qu’il ne faut point se battre contre un masque, quand on est à visage découvert ; 2° parce que cela ferait une querelle indécente et ruineuse pour le parti de la vérité ; mais j’espère un jour réparer ses torts.

Mme  du Châtelet ne voulait pas m’en croire quand je lui disais que c’était une très-grande erreur de ma part d’avoir voulu faire cadrer les proportions de la chute des corps, découvertes par Galilée, avec la raison inverse du carré des distances, de Newton. J’avais beau lui dire que ces deux vérités ne découlaient point l’une de l’autre, que je m’étais trompé : il a fallu enfin que l’oracle parlât, pour qu’elle se soumît.

J’entends toujours dire qu’un grand parti subsiste contre vous ; mais j’espère qu’il ne subsistera pas longtemps. Vous avez reçu une lettre du prince royal ; c’est le seul prince, je crois, digne de vous lire. On dit que l’empereur de la Chine en est fort digne aussi ; mais, je vous prie, n’allez point à la Chine.

Vous devriez bien d’un coup de votre massue d’Hercule écraser ces fantômes de tourbillons que je n’attaque qu’avec mes faibles roseaux. Voici, je crois, si vous voulez m’aider, un coup de fouet contre les tourbillons :

Les longueurs des pendules sont entre elles comme les carrés des temps de leurs vibrations. Si, sur la surface de la terre, trois pieds huit lignes donnent une seconde, le diamètre de la terre donne une heure vingt-quatre minutes et plus, et la terre tourne à peu près en dix-sept heures et dix-sept fois vingt-quatre minutes, et ce plus : donc la pesanteur qui fait l’oscillation des pendules ne peut venir sur la surface de la terre d’un fluide circulant qui devrait faire aller nos pendules à secondes dix-sept fois plus vite qu’elles ne vont ; donc, etc. Mettez-moi cela au clair, je vous prie ; dites-moi si j’ai raison, et ce qu’on peut répondre à ces arguments.

Expliquez-moi comment des journaux peuvent louer des leçons de physique où l’on imagine de petits tourbillons avec un petit globule dur au milieu[2] Dites-moi si cela ne couvre pas de honte notre nation aux yeux des étrangers.

Dites-moi si je ne suis pas bien importun ; mais, si mes questions le sont, je vous prie, que mon amitié ne le soit pas.

Vous voilà dans votre pays, où vous êtes prophète ; mais, si vous étiez à Cirey, vous seriez, comme dit l’autre, plus quam propheta[3].

J’ai eu l’honneur de faire porter chez vous, rue Sainte-Anne, deux exemplaires de la nouvelle édition des Éléments de Newton. Mme  du Châtelet reçoit dans le moment votre lettre. Il est bien triste que vous alliez ailleurs, quand votre personne est si nécessaire à Paris, Que deviendra la vérité ? Les hommes n’en sont pas dignes ; mais vous êtes digne de la faire connaître. Si votre esprit sublime vous permet d’aimer, aimez-nous.

  1. Voltaire s’en explique plus haut, dans les alinéas 3 et 4 de la lettre 880.
  2. M. de Voltaire parle des leçons de Réaumur. (K.)
  3. Matthieu, xi, 9 ; et Luc, vii, 26.