Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 908

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 536-538).
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908. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Vesel, 24 juillet[1].

Mon cher ami, me voilà rapproché de plus de soixante lieues de Cirey. Il me semble que je n’ai plus qu’un pas à faire pour y arriver, et je ne sais quoi pouvoir invincible m’empèche de satisfaire mon empressement pour vous voir. Vous ne sauriez concevoir ce que me fait souffrir votre voisinage : ce sont des impatiences, ce sont des inquiétudes, ce sont enfin toutes les tyrannies de l’absence.

Rapprochez, s’il se peut, votre méridien du nôtre ; faisons faire un pas à Remusberg et à Cirey pour se joindre.

Que par un système nouveau
Quelque savant change la terre,
Et qu’il retranche, pour nous plaire.
Les monts, les plaines, et les eaux
Qui séparent nos deux hameaux !

Je souhaiterais beaucoup que M. de Maupertuis pût me rendre ce service. Je lui en saurais meilleur gré que de ses découvertes sur la figure de la terre, et de tout ce que lui ont appris les Lapons.

À propos de voyage, je viens de passer dans un pays où assurément la nature n’a rien épargné pour rendre les terres les plus fertiles, et les contrées les plus riantes du monde ; mais il semble qu’elle se soit épuisée en faisant les arbres, les haies, les ruisseaux, qui embellissent ces campagnes, car assurément elle a manqué de force pour y perfectionner notre espèce.

J’ai vu presque toute la Vestphalie qui s’est trouvée sur notre passage ; en vérité si Dieu daigna communiquer son souffle divin à l’homme, il faut que cette nation en ait eu en très-petite quantité ; tant y a qu’elle en est si mal partagée que c’est un fait à mettre en question, si ces figures humaines sont des hommes qui pensent ou non. Je suspens mon jugement pour l’amour de l’humanité, et de crainte que vous ne preniez pour une médisance ce que je pourrais vous dire sur ce sujet[2].

Je m’entretiens de votre réputation avec tous ceux qui viennent ici de Hollande, et je trouve des gens qui pensent comme moi, ou je fais des prosélytes. J’ai combattu pour vous à Brunswick contre un certain Bothmer, bel esprit manqué, vif, étourdi, et qui décide de tout en dernier ressort. Ma cause a été triomphante, comme vous pouvez le croire ; et l’autre, confondu par la puissance de votre mérite, s’est avoué vaincu.

Ce sont en partie les libelles infâmes, dont vos compatriotes se piquent de vous affubler, qui préviennent le public, juge pour l’ordinaire injuste et mal instruit. Il suffit qu’un homme soit blâmé par quelqu’un qui écrit contre lui pour que les trois quarts du monde renouvellent sans cesse les accusations d’un rival. Le vulgaire n’examine jamais, et il aime à répéter tout ce que les autres ont dit contre un homme de grand nom.

Votre nation est bien ingrate et bien légère de souffrir que des médisants, des plumes inconnues, osent entreprendre de flétrir vos lauriers ? Est-ce que le nombre des grands hommes est si commun ? Serait-ce parce que vous ne donnez point de l’encensoir à travers le visage des dieux de la terre ? Quelques raisons qu’ils puissent alléguer, il n’y en aura que de mauvaises. Si Auguste eût souffert qu’on eut couvert Virgile d’opprobre, si Louis XIV eût laissé enlever à Despréaux son mérite, ils auraient été moins grands princes, et le monarque romain et le monarque français auraient peut-être été obligés de renoncer à une partie de leur réputation.

C’est une espèce de barbarie que d’obscurcir ou de laisser étouffer le génie et les grands talents. Les Français, en ne vous estimant pas assez, semblent se trouver indignes d’être les compatriotes de l’auteur de la Henriade et de tant d’autres chefs-d’œuvre. On sent trop, pour peu qu’on y fasse attention, que la plume de vos ennemis est trempée dans le fiel de l’envie. Ce ne sont point des raisons qu’ils allèguent contre vous, ce sont des traits de malignité et de méchanceté : tant il est vrai que la jalousie et l’envie sont un brouillard qui obscurcit aux yeux du jaloux le mérite de son adversaire.

M. Thieriot m’a envoyé les deux Lettres que vous avez écrites, l’une sur les ouvrages de M. Dutot[3], et l’autre[4] sur Mérope. Ce sont des chefs-d’œuvre chacune dans leur genre. Vous jugez de la poésie en Horace, et de l’art de rendre les hommes heureux en Agrippa et en Amboise.

N’oubliez pas d’assurer la marquise de tous les sentiments d’admiration que son mérite m’inspire ; je ne parle point de sa beauté, car il paraît qu’elle est ineffable.

Je mène depuis quelque temps une vie active, et très-active. Dans quelques semaines, la contemplative aura son tour. On peut être heureux et dans l’une et dans l’autre ; et comment peut-on être malheureux, lorsqu’on peut se flatter d’avoir de vrais amis ? Soyez toujours le mien, monsieur, et ne doutez jamais de l’estime parfaite avec laquelle je suis, monsieur, votre très fidèle ami,

Fédéric.

  1. Le 21 juillet. (Œuvres posthumes.)
  2. Dans les Œuvres posthumes, éditions de Berlin et de Londres, on lit : « … sur ce sujet. Je demande de vos nouvelles à tous ceux qui viennent de la Hollande : tous ceux à qui j’ai parlé m’entretiennent des libelles infâmes dont vos compatriotes vous persécutent, et de l’ingratitude de votre nation qui souffre qu’on couvre d’opprobres un homme qui fait honneur à sa patrie, et qui doit un jour rendre illustre le siècle dans lequel il a vécu. J’ai soutenu votre cause à Brunswick, etc. »
  3. Ce sont les Observations imprimées tome XXII, pages.359 et suiv.
  4. À M. le marquis Scipion Maffei. Voyez tome IV, page 179.