Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 859

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 466-467).
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859. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 5 mai.

Mon cher ami, je vous ai envoyé un chiffon pour vous et monsieur votre frère, et un gros paquet pour le fils du roi des géants. Je ne sais si je pourrai prendre le jeune homme qui a appartenu à Mme Dupin. On m’a, je crois, arrêté un jeune mathématicien très-savant et très-aimable. En ce cas, ce ne sera pas lui qui sera auprès de moi, mais bien moi auprès de lui ; je lui appartiendrai, et je le payerai.

Vraiment j’ai bien d’autres affaires que d’imprimer des épîtres en vers.

I nunc et versus tecum meditare canoros.

(Hor., lib. II, ep. ii, v. 76.)

Le débit précipité de mes Éléments de Newton m’occupe très-désagréablement. Le titre charlatan que d’imbéciles libraires ont mis à l’ouvrage est ce qui m’inquiète le moins. Cependant je vous prie de détromper sur ce point ceux qui me soupçonneraient de cette affiche ridicule.

Je vous avoue que je serais fort aise que l’ouvrage parût à Paris, purgé des fautes infinies que les éditeurs hollandais ont faites. Je suis persuadé que l’ouvrage peut être utile. Je serai auprès de M. de Maupertuis ce que c’est Despautère auprès de Cicéron ; mais je serai content si j’apprends à la raison humaine à bégayer les vérités que Maupertuis n’enseigne qu’aux sages. Il sera le précepteur des hommes, et moi des enfants ; Algarotti le sera des dames, mais non pas de Mme du Châtelet, qui en sait au moins autant que lui, et qui a corrigé bien des choses dans son livre[1].

Je vous réponds qu’avec un peu d’attention un esprit droit me comprendra. Tâchez de recueillir les sentiments, et d’informer le monde qu’on ne doit m’imputer ni le titre ni les fautes glissées dans cette édition. On dit d’ailleurs qu’elle est très-belle ; mais j’aime mieux une vérité que cent vignettes.

Je voudrais bien savoir quel est le Sosie qui me fait honnir en vers, pendant qu’on m’inquiète ainsi en prose. Ce Sosie m’a bien la mine d’être l’auteur de l’Épître à Rousseau, si longue et si inégale. Je sais quel il est, je connais ses manœuvres. Il doit haïr Rousseau et Desfontaines. Il veut se servir de moi pour tirer les marrons du feu. Je ne lui pardonnerai jamais d’avoir fait tomber sur moi le soupçon d’être l’auteur de cette misérable épître[2]. Qu’il jouisse de ses succès passagers, qu’il se fasse de la réputation à force d’intrigues, mais qu’il ne me donne point ses enfants à élever.

Mon cher ami, on a bien de la peine dans ce monde. Ce monde méchant est jaloux du repos des solitaires ; il leur envie la paix qu’il n’a point. Adieu ; je n’ai jamais moins regretté Paris.

  1. Il Newtonianismo per le Dame, ovvero dialoghi sopra la Luce e i Colori, in-4o, 1737.
  2. Celle dont Voltare parle au commencement de la lettre 643, à Berger.