Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 836

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 424-425).
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836. — À M. BERGER.
À Cirey, février.

Vous avez grande raison assurément, monsieur, de vouloir me développer l’histoire de Constantin : car c’est une énigme que je n’ai jamais pu comprendre, non plus qu’une infinité d’autres traits d’histoire. Je n’ai jamais bien concilié les louanges excessives que tous nos auteurs ecclésiastiques, toujours très-justes et très-modérés, ont prodiguées à ce prince, avec les vices et les crimes dont toute sa vie a été souillée. Meurtrier de sa femme, de son beau-père, plongé dans la mollesse, entêté à l’excès du faste, soupçonneux, superstitieux : voilà les traits sous lesquels je le connais[1]. L’histoire de sa femme Fausta et de son fils Crispus était un très-beau sujet de tragédie ; mais c’était Phèdre sous d’autres noms. Ses démêlés avec Maximien-Hercule, et son extrême ingratitude envers lui, ont déjà fourni une tragédie à Thomas Corneille, qui a traité à sa manière la prétendue conspiration de Maximien-Hercule. Fausta se trouve, dans cette pièce, entre son mari et son père ; ce qui produit des situations fort touchantes. Le complot est très-intrigué, et c’est une de ces pièces dans le goût de Camma et de Timocrate[2]. Elle eut beaucoup de succès dans son temps ; mais elle est tombée dans l’oubli, avec presque toutes les pièces de Thomas Corneille, parce que l’intrigue, trop compliquée, ne laisse pas aux passions le temps de paraître ; parce que les vers en sont fort faibles ; en un mot, parce qu’elle manque de cette éloquence qui seule fait passer à la postérité les ouvrages de prose et les vers. Je ne doute pas que M. de La Chaussée n’ait mis dans sa pièce tout ce qui manque à celle de Thomas Corneille. Personne n’entend mieux que lui l’art des vers ; il a l’esprit cultivé par de longues études, et plein de goût et de ressources. Je crois qu’il se pliera aisément à tout ce qu’il voudra entreprendre. Je l’ai toujours regardé comme un homme fort estimable, et je suis bien aise qu’il continue à confondre le misérable auteur des Aïeux chimériques et des trois Épîtres[3] tudesques où ce cynique hypocrite prétendait donner des règles de théâtre, qu’il n’a jamais mieux entendues que celles de la probité. Je m’aperçois que je vous ai appelé monsieur ; mais dominus entre nous veut dire amicus.

  1. Voyez, tome IX le chant V de la Pucelle, v. 110.
  2. Tragédies de Thomas Corneille.
  3. Voyez tome XXII, page 233.