Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 829

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 418-419).
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829. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 19 février.

Monsieur, je viens de recevoir la lettre[1] que vous m’avez écrite du… janvier. J’y vois la bonté avec laquelle vous excusez mes fautes, et la sincérité avec laquelle vous voulez bien me les découvrir. Vous daignez quitter pour quelques moments le ciel de Newton et l’aimable compagnie des Muses pour décrasser un poète nouveau dans les eaux bondissantes de l’Hippocrène. Vous quittez le pinceau en ma faveur pour prendre la lime ; enfin, vous vous donnez la peine de m’apprendre à épeler, vous qui savez penser. Mais je vous importunerai encore ; et je crains que vous ne me preniez pour un de ces gens à qui on fait quelque charité, et qui en demandent toujours davantage.

Mme du Châtelet m’a adressé des vers[2] que j’ai admirés à cause de leur beauté, de leur noblesse, et de leur tour original. J’ai été fort étonné en même temps de voir qu’on m’y donnait du divin, quoique je connaisse, par les mêmes endroits qu’Alexandre, que je ne suis pas de céleste origine, et que je crains fort qu’en qualité de dieu mon sort ne devienne semblable à celui de cette canaille de nouveaux dieux que Lucien nous dit avoir été chassés de l’Olympe par Jupiter, ou bien aux saints que le sieur de Launoy[3] trouva fort à propos de dénicher du paradis. Quoi qu’il en soit, j’ai répondu en vers à Mme du Châtelet, et je vous prie, monsieur, de vouloir bien donner quelques coups de plume à cette pièce, afin qu’elle soit digne d’être offerte à la marquise.

Je regarde cette Émilie comme une divinité d’ancienne date, à laquelle il n’est pas permis de parler le langage des humains. Il peut lui parler celui des dieux, il faut lui parler en vers. Il est bien permis à nous autres hommes de s’égayer[4] quand nous nous mêlons de parler une langue qui nous est si étrangère : aussi puis-je espérer que vos divinités voudront excuser les fautes que font ces pauvres mortels, quand ils se mêlent de vouloir parler comme vous.

J’attends quelque coup de foudre de la part du Jupiter de Cirey, sur certaine discussion de métaphysique que j’ai osé hasarder. Je fais ce que je puis pour m’élever aux cieux ; je remue les bras, et je crois voler ; mais, quoi que je puisse faire, je sens bien que mon esprit n’est pas de nature à pouvoir se démêler de toutes les difficultés ; qui se présentent dans cette carrière.

Il semble que le Créateur nous a donne autant de raison qu’il nous en faut pour nous conduire sagement dans ce monde, et pour pourvoir à tous nos besoins ; mais il semble aussi que cette raison ne suffit pas pour contenter ce fonds insatiable de curiosité que nous avons en nous, et qui s’étend souvent trop loin. Les absurdités et les contradictions qui se rencontrent de toutes parts donnent sans fin naissance au pyrrhonisme ; et, à force d’imaginer, on ne parle qu’à son imagination. Après tout, je tiens pour une vérité incontestable et certaine le plaisir et l’admiration que vous me causez. Ce n’est point une illusion des sens, un préjugé frivole, mais une parfaite connaissance de l’homme le plus aimable du monde.

Je m’en vais rayer toutes les trompettes, corriger, changer, et me peiner, jusqu’à ce que vos remarques soient éludées. Mérope ne sort point de mes mains : c’est une vierge dont je garde l’honneur. Je suis avec une très-parfaite estime, monsieur, votre très-fidelement affectionné ami,

Fédéric

  1. Voyez plus haut la lettre 816.
  2. Ils étaient de Voltaire ; voyez une note sur la lettre 790.
  3. Jean de Launoy ; voyez tome XIV, page 96.
  4. De bégayer. (Variante des Œuvres posthumes.)