Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 806

Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 365-367).
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806. — À M. DE FORMONT.
À Cirey, le 23 décembre.

 
À mon très-cher ami Formont,
Demeurant sur le double mont,
Au-dessus de Vincent Voiture,
Vers la taverne où Bachaumont
Buvait et chantait sans mesure,
Où le plaisir et la raison
Ramenaient le temps d’Épicure.

Vous voulez donc que des filets
De l’abstraite philosophie
Je revole au brillant palais
De l’agréable poésie,
Au pays où règnent Thalie,
Et le cothurne, et les sifflets.
Mon ami, je vous remercie
D’un conseil si doux et si sain.
Vous le voulez ; je cède enfin
À ce conseil, à mon destin ;
Je vais de folie en folie,
Ainsi qu’on voit une catin
Passer du guerrier au robin.
Au gras prieur d’une abbaye.
Au courtisan, au citadin.
Ou bien, si vous voulez encore.
Ainsi qu’une abeille au matin
Va sucer les pleurs de l’Aurore
Ou sur l’absinthe ou sur le thym.
Toujours travaille, et toujours cause,
Et nous pétrit son miel divin
Des gratte-culs et de la rose.

J’ai donc, suivaint votre conseil, abandonné pour un temps la raison réciproque des carrés des distances, et la progression en nombres impairs dans laquelle tombent les corps graves, et autres casse-tête, pour retourner à Melpomène. J’ai fait Mèrope, mon cher ami, arbiter elegantiarum et judex noster. Ce n’est pas la Mérope de Maffei, c’est la mienne. Je veux vous l’envoyer, à vous et à notre aimable Cideville. Il y a si longtemps que je n’ai payé aucun tribut à notre amitié qu’il faut bien réparer le temps perdu. Ce n’était pas la seule tragédie qu’on faisait à Cirey. Linant avait remis sur le métier cette intrigue égyptiatique[1] que je lui avais fait commencer il y a sept[2] ans. Enfin il avait repris vigueur, et je me flattais que dans quatorze ans il aurait fini le cinquième acte. Raillerie à part, s’il avait voulu un peu travailler, je crois que l’ouvrage aurait eu du succès ; mais vous savez que le démon d’écrire en prose avait tellement possédé la sœur que Mme  du Châtelet a été dans la nécessité absolue de renvoyer la sœur et le frère. Ils ont grand tort l’un et l’autre : ils pouvaient se faire un sort très-doux, et se préparer un avenir agréable. Linant aurait passé sa vie dans la maison avec une pension. Son pupille en aurait eu soin toute sa vie. Il y a de la probité, de l’honneur, dans cette maison du Châtelet. Celui qui avait élevé M. du Châtelet est mort dans leur famille assez à son aise. Que pouvait faire de mieux un paresseux comme Linant, un homme qui, d’ailleurs, a si peu de ressources, un homme qui doit craindre à tout moment de perdre la vue ; que pouvait-il, dis-je, faire de mieux que de s’attacher à cette maison ? Je crois qu’il se repentira plus d’un jour ; mais il ne me convient pas de conserver avec lui le moindre commerce. ! Mon devoir a été de lui faire du bien quand vous et M. de Cideville me l’avez recommandé. Mon devoir est de l’oublier, puisqu’il a manqué à Mme  du Châtelet.

Voulez-vous, en attendant Mèrope, une Ode[3] que j’ai faite sur la Paix ? On a tant fait de ces drogues que je n’ai pas voulu donner la mienne. Envoyez-la à notre ami Cideville, et dites-m’en votre avis ; mais qu’elle n’ennuie que Cideville et vous. Les esprits sont à Paris dans une petite guerre civile ; les jansénistes attaquent les jésuites, les cassinistes s’élèvent contre Maupertuis, et ne veulent pas que la terre soit plate aux pôles. Il faudrait les y envoyer pour leur peine. Les lullistes appellent les partisans de Rameau les ramoneurs. Pour moi, sans parti, sans intrigue, retiré dans le paradis terrestre de Cirey, je suis si peu attaché à tout ce qui se passe à Paris que je ne regrette pas même la diablerie de Rameau[4] ou les beaux airs de Persée[5]. Si je peux regretter quelque chose, c’est vous, mon cher Formont, que j’estimerai et que j’aimerai toute ma vie. Mme  du Châtelet, qui partage mes sentiments pour vous, vous fait les plus sincères compliments.

On arrête en France l’impression de ma Philosophie de Newton. Sans doute il y a dans cet ouvrage des erreurs que je n’ai pas aperçues.

  1. Ramessés.
  2. Lisez cinq.
  3. Voyez tome VIII, ode viii. Voltaire donna un fragment de cette ode dans sa lettre du 18 octobre 1736, à d’Olivet.
  4. Les enfers, dans Castor et Pollux.
  5. Opéra de Quinault et de Lulli.