Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 802

Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 358-361).
◄  Lettre 801
Lettre 803  ►

802. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Cirey, le 20 dérembre.

Monseigneur, j’ai reçu, le 12 du présent mois, la lettre de Votre Altesse royale du 19 novembre. Vous daignez m’avertir, par cette lettre, que vous avez eu la bonté de m’adresser un paquet contenant des mémoires sur le gouvernement du czar Pierre Ier, et, en même temps, vous m’avertissez, avec votre prudence ordinaire, de l’usage retenu que j’en dois faire. L’unique usage que j’en ferai, monseigneur, sera d’envoyer à Votre Altesse royale l’ouvrage rédigé selon vos intentions, et il ne paraîtra qu’après que vous y aurez mis le sceau de votre approbation. C’est ainsi que je veux ; en user pour tout ce qui pourra partir de moi ; et c’est dans cette vue que je prends la liberté de vous envoyer aujourd’hui, par la route de Paris, sous le couvert de M. Borcke, une tragédie que je viens d’achever[1], et que je soumets à vos lumières. Je souhaite que mon paquet parvienne en vos mains plus promptement que le vôtre ne me parviendra.

Votre Altesse royale mande que le paquet contenant le mémoire du czar, et d’autres choses beaucoup plus précieuses pour moi est parti le 10 novembre. Voilà plus de six semaines écoulées, et je n’en ai pas encore de nouvelles. Daignez, monseigneur, ajouter à vos bontés celle de m’instruire de la voie que vous avez choisie, et le recommander à ceux : à qui vous l’avez confié. Quand Votre Altesse royale daignera m’honorer de ses lettres, de ses ordres, et me parler avec cette boute pleine de confiance qui me charme, je crois qu’elle ne peut mieux faire que d’envoyer les lettres à M. Pidol, maître des postes à Trêves ; la seule précaution est de les affranchir jusqu’à Trêves ; et sous le couvert de ce Pidol, serait l’adresse à d’Artigny, à Bar-le-Duc. À l’égard des paquets que Votre Altesse royale pourrait me faire tenir, peut-être la voie de Paris, l’adresse et l’entremise de M. Thieriot, seraient plus commodes.

Ne vous lassez point, monseigneur, d’enrichir Cirey de vos présents. Les oreilles de Mme  du Châtelet sont de tous pays, aussi bien que votre âme et la sienne. Elle se connaît très-bien en musique italienne ; ce n’est pas qu’en général elle aime la musique de prince. Feu M. le duc d’Orléans fit un opéra détestable, nommé Panthée[2]. Mais, monseigneur, vous n’êtes pour nous ni prince ni roi ; vous êtes un grand homme.

On dit que Votre Altesse royale a envoyé des vers charmants à Mme  de La Popelinière. Savez-vous bien, monseigneur, que vous êtes adoré en France ? On vous y regarde comme le jeune Salomon du Nord, Encore une fois, c’est bien dommage pour nous que vous soyez né pour régner ailleurs. Un million au moins de rente, un joli palais dans un climat tempéré, des amis au lieu de sujets, vivre entouré des arts et des plaisirs, ne devoir le respect et l’admiration des hommes qu’à soi-même, cela vaudrait peut-être un royaume ; mais votre devoir est de rendre un jour les Prussiens heureux. Ah ! qu’on leur porte envie !

Vous m’ordonnez, monseigneur, de vous présenter quelques règles pour discerner les mots de la langue française qui appartiennent à la prose de ceux qui sont consacrés à la poésie. Il serait à souhaiter qu’il y eût sur cela des règles ; mais à peine en avons-nous pour notre langue. Il me semble que les langues s’établissent comme les lois. De nouveaux besoins, dont on ne s’est aperçu que petit à petit, ont donné naissance à bien des lois qui paraissent se contredire. Il semble que les hommes aient voulu se contredire et parler au hasard. Cependant, pour mettre quelque ordre dans cette matière, je distinguerai les idées, les tours et les mots poétiques.

Une idée poétique c’est, comme le sait Votre Altesse royale, une image brillante substituée à l’idée naturelle de la chose dont on veut parler ; par exemple, je dirai en prose : Il y a dans le monde un jeune prince vertueux et plein de talents, qui déteste l’envie et le fanatisme. Je dirai en vers :

Ô Minerve ! ô divine Astrée !
Par vous sa jeunesse inspirée
Suivit les arts et les vertus ;
L’Envie au cœur faux, à l’œil louche,
Et le Fanatisme farouche,
Sous ses pieds tombent abattus.

Un tour poétique, c’est une inversion que la prose n’admet point. Je ne dirai point en prose : D’un maître effeminé corrupteurs poliliques[3], mais corrupteurs politiques d’un prince efféminé. Je ne dirai point :

Tel, et moins généreux, aux rivages d’Épire[4],
Lorsque de l’univers il disputait l’empire,
Confiant sur les eaux, aux aquilons mutins,
Le destin de la terre et celui des Romains,
Défiant à la fois et Pompée et Neptune,
César à la tempête opposait sa fortune.

Ce César à la sixième ligne est un tour purement poétique, et en prose je commencerais par César.

Les mots uniquement réservés pour la poésie, j’entends la poésie noble, sont en petit nombre ; par exemple, on ne dira pas en prose coursiers pour chevaux, diadème pour couronne, empire de France pour royaume de France, char pour carrosse, forfaits pour crimes, exploits pour actions, l’empyrèe pour le ciel, les airs pour l’air, fastes pour registre, naguère pour depuis peu, etc.

À l’égard du style familier, ce sont à peu près les mêmes termes qu’on emploie en prose et en vers. Mais j’oserais dire que je n’aime point cette liberté qu’on se donne souvent, de mêler dans un ouvrage qui doit être uniforme, dans une épître, dans une satire, non-seulement les styles différents, mais encore des langues différentes ; par exemple celle de Marot[5] et celle de nos jours. Cette bigarrure me déplaît autant que ferait un tableau où l’on mêlerait des figures de Callot et les charges de Téniers avec des figures de Raphaël. Il me semble que ce mélange gâte la langue, et n’est propre qu’à jeter tous les étrangers dans l’erreur.

D’ailleurs, monseigneur, l’usage et la lecture des bons auteurs en a beaucoup plus appris à Votre Altesse royale que mes réflexions ne pourraient lui en dire.

Quant à la Métaphysique de M. Wolff, il me paraît presque en tout dans les principes de Leibnitz. Je les regarde tous deux comme de très-grands philosophes ; mais ils étaient des hommes, donc ils étaient sujets à se tromper. Tel qui remarque leurs fautes est bien loin de les valoir : car un soldat peut très-bien critiquer son général sans pour cela être capable de commander un bataillon.

Vous me charmez, monseigneur, par la défiance où vous êtes de vous-même, autant que par vos grands talents. Mme  la marquise du Châtelet, pénétrée d’admiration pour votre personne, mêle ses respects aux miens. C’est avec ces sentiments, et ceux de la plus respectueuse et tendre reconnaissance, que je suis pour toute ma vie, etc.

  1. Mérope.
  2. On prétend que le régent composa aussi, avec Gervais, la musique d’Hypermnestre, opéra joué en 1716. (Cl.)
  3. Heriade, ch. I, v 37.
  4. Ibid., ch. I. v. 177.
  5. Allusion à l’abus que J.-B. Rousscau faisait alors du langage marotique. dans ses épîtres satiriques.