Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 771

Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 300-302).
◄  Lettre 770
Lettre 772  ►

771. — À M. LE BARON DE KEYSERLING.[1]

Favori d’un prince adorable,
Courtisan qui n’es point flatteur,
Allemand qui n’es point buveur,
Voyageant sans être menteur,
Souvent goutteux, toujours aimable ;

Le caprice injuste du sort
T’avait fait naître sur le bord
De la pesante Moscovie :
Le ciel, pour réparer ce tort,
Te donna le feu du génie
Au milieu des glaces du Nord.
Orné de grâces naturelles,
Tu plairais à Rome, à Paris,
Aux papistes, aux infidèles ;
Citoyen de tous les pays,
Et chéri de toutes les belles.

Voilà, monsieur, un petit portrait de vous, plus fidèle encore que le plan que vous avez emporté de Cirey. Nous avons reçu vos lettres dans lesquelles vous faites voir des sentiments qui ne sont point d’un voyageur. Les voyageurs oublient ; vous ne nous oubliez point ; vous songez à nous consoler de votre absence, Mme  du Cliàtelet et tout ce qui est à Cirey, et moi, monsieur, nous nous souviendrons toute notre vie que nous avons vu Alexandre de Remusberg dans Éphestion Keyserlingk. Je trouve déjà le prince royal un très-grand politique ; il choisit pour ambassadeurs ceux dont il connaît le caractère conforme à celui des puissances auprès desquelles il faut négocier. Il a envoyé à Mme  la marquise du Châtelet un homme sensible à la beauté, à l’esprit, à la vertu, et qui a tous les goûts, comme il parle toutes les langues : en un mot, son envoyé était chargé de plaire, et il a mieux rempli sa légation que le cardinal d’Ossat ou Grotius n’auraient fait. Vous négociez sans doute sur ce pied-là auprès de Mme  de Nassau[2]. En quelque endroit du monde que vous soyez, souvenez-vous qu’il y a en France une petite vallée riante, entourée de bois, où votre nom ne périra point tant que nous l’habiterons. Parlez quelquefois de nous à Frédéric-Marc-Aurèle quand vous aurez le bonheur de vous retrouver auprès de lui. Vous avez été témoin de cette tendresse plus forte que le respect dont nos cœurs sont pénétrés pour lui. Nous ne faisons guère de repas sans faire commémoration du prince et de l’ambassadeur ; nous ne passons point devant son portrait sans nous arrêter, sans dire : « Voilà donc celui à qui il est réservé de rendre les hommes heureux ! voilà le vrai prince et le vrai philosophe ! » J’apprends encore que vous ne bornez point votre sensibilité pour Cirey au seul souvenir, vous songez à rendre service à M. Linant ; vos bons ofices pour lui sont un bienfait pour moi, souffrez que je partage la reconnaissance.

Il y a donc deux terres de Cirey dans le monde[3], deux paradis terrestres ; Mmes  de Nassau ont l’un, mais Mme du Châtelet a l’autre. Ce que vous me dites de Weilbourg augmente la respectueuse estime que j’avais déjà pour les princesses dont vous me parlez ; adieu, monsieur, nous ne perdrons jamais celle que nous avons pour vous. Ma malheureuse santé m’a empêché de vous écrire plus tôt, mais elle ne diminuera rien de mes tendres sentiments.

Si dans votre chemin vous rencontrez des gens dignes de voir Émilie, et qui voyagent, en France, envoyez-nous-les, ils seront reçus en votre nom comme vous-même. Mme du Châtelet sera comptée au rang des choses qu’il faut voir en France, parmi celles qu’on y regrette.

Je suis avec l’estime la plus respectueuse et la plus tendre, etc.

  1. Keyserlingk, dont il est souvent parlé sous le nom de Césarion, était un gentilhomme courlandais, et ami de Frédéric. Il mourrut en 1749.
  2. Nassau-Weilbourg.
  3. Il y a au moins six endroits du nom de Cirey en France, savoir : deux dans les environs de Dijon et de Beaune (Côte-d’Or) ; un dans l’arrondissement de Vesoul, et un autre dans celui de Sarrebourg (Haute-Saône et Meurthe). Quant aux deux autres, ils appartiennent à la Haute-Marne, arrondissements de Chaumont et de Vassy. Le vrai Cirey habité par Voltaire de 1734 à 1749, est situé à quatre lieues de cette dernière ville, sur la Blaise, et la commune porte le nom de Cirey-sur-Blaise, ou Cirey-le-Château. (Cl..)