Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 760

Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 281-282).
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760. — À M. LE MARQUIS D’ARGENS.
Le 22 juin.

J’ai reçu vos Lettres, mon cher Isaac, comme nos pères reçurent les cailles dans le désert[1] ; mais je ne me lasserai pas de vos Lettres comme ils se lassèrent de leurs cailles. Souvenez-vous que je vous ai toujours assuré un succès invariable pour les Lettres juives. Comptez que vous vous lasserez plus tôt d’en écrire que le public de les lire et de les désirer.

Je suis très-aise que vous ayez exécuté ce petit projet d’Anecdotes littéraires[2]. Le goût que vous avez pour le bon et pour le vrai ne vous permettra pas de passer sous silence les Visions de Marie Alacoque ;

Les vers français que Jésus-Christ a faits pour cette sainte, vers qui feraient penser que notre divin Sauveur était un très-mauvais poëte, si on ne savait d’ailleurs que Languet, archevêque de Sens, a été le Pellegrin qui a fait ces vers de Jésus-Christ ;

L’impertinence absurde des jésuites, qui, dans leur misérable Journal[3], viennent d’assurer que l’Essai sur l’Homme, de Pope, est un ouvrage diabolique contre la religion chrétienne ;

Le style d’un certain Père Regnault[4], auteur des Entretiens physiques ; style digne de son ignorance. Ce bon Père a la justice d’appeler les admirables découvertes et les démonstrations de Newton sur la lumière, un système ; et ensuite il a la modestie de proposer le sien. Il dit qu’Hercule était physicien, et qu’on ne pouvait résister à un physicien de cette force. Il examine la question du vide, et il dit ingénieusement : Voyons s’il y a du vide ailleurs que dans la bouteille ou dans la bourse.

C’est là le style de nos beaux esprits savants, qui ne peuvent imiter que des défauts de Voiture et de Fontenelle.

Pareilles impertinences dans le Père Castel, qui, dans un livre de mathématiques[5], pour faire comprendre que le cercle est un composé d’une infinité de lignes droites, introduit un ouvrier faisant un talon de soulier, qui dit qu’un cône n’est qu’un pain de sucre, etc., etc., et que ces notions suffisent pour être bon mathématicien ;

Les cabales et les intrigues pour faire réussir de mauvaises pièces, et pour faire croire qu’elles ont réussi, quand elles ont fait bâiller le peu d’auditeurs qu’elles ont eu ; témoin l’École des amis[6], Childèric[7], et tant d’autres, qu’on ne peut lire ;

Enfin vous ne manquerez pas de matières. Vous aurez toujours de quoi venger et éclairer le public.

Vous faites fort bien, tandis que vous êtes encore jeune, d’enrichir voire mémoire par la connaissance des langues : et, puisque vous faites aux belles-lettres l’honneur de les cultiver, il est bon que vous vous fassiez un fonds d’érudition qui donnera toujours plus de poids à votre gloire et à vos ouvrages. Tout est également frivole en ce monde ; mais il y a des inutilités qui passent pour solides, et ces inutilités-là ne sont pas à négliger. Tôt ou tard vous en recueillerez le fruit, soit que vous restiez dans les pays étrangers, soit que vous rentriez dans votre patrie.

Voici une lettre[8] que j’ai reçue, laquelle doit vous confirmer dans l’idée que vous avez de Rousseau. Adieu ; je vous aime autant qu’il est méprisable. Je vous suis attaché pour toute ma vie.

  1. Exode, chap. xvi.
  2. Anecdotes historiques, galantes et littéraires du temps présent : la Haye, 1737, in-12. (B.)
  3. Sur ce Journal voyez la note tome XXI, page 169.
  4. Noël Regnault, jésuite, né en 1683, mort le 14 mars 1762, auteur de la Lettre d’un physicien, dont Beuchot a parlé dans son avertissement, tome XXII, pages 398, et à Entretiens physiques d’Ariste et d’Eudoxe.
  5. Mathématique universelle abrégée, 1728, in-4o. (Cl.)
  6. Comédie en cinq actes, en vers, de La Chaussée, jouée au commencement de 1737.
  7. Childéric, tragédie de Morand, jouée le 19 décembre 1736 ; Pierrode Morand, né en 1701, est mort en 1758.
  8. Celle de Rousset de Missy, du 7 mars 1737 ; voyez n° 699.