Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 753

Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 268-271).
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753. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Cirey) mai.

J’ai reçu la lettre du prince philosophe[1], et j’apprends qu’il y a un gros paquet pour moi entre les mains du sieur Dubreuil-Tronchin, à Amsterdam.

Ce paquet est probablement la seconde partie de la Métaphysique ; tout est de votre ressort, prince inimitable. Je suis avec Votre Altesse royale comme un cercle infiniment petit, concentrique à un cercle infiniment grand ; toutes les lignes du cercle infiniment grand vont trouver le centre du pauvre infiniment petit ; mais quelle différence de leur circonférence ! J’aime tout ce que votre génie aime ; mais je touche à peine ce que vous embrassez. Je vois non-seulement le protecteur de Wolff, mais une intelligence égale à lui. Je vais oser parler à cette intelligence.

Vous me faites l’honneur de me dire qu’un être tel que l’homme ne saurait être fini et infini à la fois, et que cela impliquerait contradiction : il est vrai qu’il ne saurait être fini et infini dans le même sens ; mais il peut être fini physiquement, et être divisible à l’infini géométriquement. Cette division à l’infini n’est autre chose que l’impossibilité d’assigner un dernier point indivisible, et cette impuissance est ce que les hommes appellent infini en petit ; de même que l’impuissance d’assigner les bornes de l’étendue est ce que nous appelons l’infini en grand.

Par exemple, soit une unité : 1 est fini ; mais prenez 1/2, 1/4 1/8, 1/16, etc., vous n’épuiserez jamais cette série. Il est pourtant vrai que cette série, une moitié, un quart, un huitième, un seizième, prise tout entière, est égale à cette unité. Voilà, je crois, tout le secret de l’infini en petit.

De même, prenez tout d’un coup l’infini en grand : il est certain que les nombres 1, 2, 4, 8, 16, 32, etc., n’en approcheront jamais ; mais prenez tous ces nombres à la fois, sans compter ; ils sont égaux à l’infini.

Cette méthode est celle des géomètres ; elle est démontrée : on ne peut pas en appeler.

Il n’y a donc nulle contradiction entre ces deux propositions ; cette unité est finie, et la série 1/2, 1/4, 1/8, égale à cette unité, est infinie.

Ces vérités, ces démonstrations géométriques, n’empêchent point du tout qu’il n’y ait des êtres indivisés dans la nature, des êtres uns, des atomes ; sans quoi le monde ne serait point organisé. Il est très-vrai que la matière est composée d’indivisés, parce qu’il faut des êtres inaltérables pour faire des germes qui sont toujours les mêmes, parce que les éléments des êtres mixtes ne seraient pas éléments s’ils étaient composés. Il est donc très-vrai que les principes des choses sont des substances dures, solides, indivisées ; mais ces principes sont-ils pour cela indivisibles ? Je n’en vois nullement la conséquence.

S’ils étaient encore divisés, cet univers ne serait pas tel qu’il est ; mais il est toujours clair qu’ils sont divisibles, puisqu’ils sont matière, qu’ils ont des côtés.

Tant que les éléments du feu, de l’eau, de l’air, seront tels qu’ils sont, indivisés, ils seront les mêmes ; la nature ne changera pas ; mais l’auteur de la nature peut les diviser.

Reste actuellement à comprendre comment, selon M. Wolff, la matière serait composée d’êtres simples sans étendue ; c’est à quoi ma pauvre âme ne peut arriver. J’attends la seconde partie de cette Métaphysique dont Votre Altesse royale daigne me faire présent. J’espère que cette seconde partie me donnera des ailes pour m’élever vers l’être simple ; ma misérable pesanteur me rabaisse toujours vers l’être étendu.

Quand est-ce que j’aurai des ailes pour aller rendre mes respects à l’être le moins simple, le plus universel qui existe dans le monde, à Votre Altesse royale ?

Mme la marquise du Châtelet attend avec impatience cet homme aimable que Frédéric appelle son ami, cet Éphestion de cet Alexandre.

Monseigneur, je vais enfin user de vos bontés : je vais prendre la liberté de mettre en usage votre caractère bienfaisant. Je demande instamment une grâce an prince philosophe.

Je m’avisai, je ne sais comment, il y a quelques années[2], d’écrire une espèce d’histoire de cet homme moitié Alexandre, moitié don Quichotte, de ce roi de Suède si fameux. M. Fabrice, qui avait été sept ans auprès de lui, l’envoyé de France et l’envoyé d’Angleterre, un colonel de ses troupes, m’avaient donné des mémoires. Ces messieurs ont très-bien pu se tromper ; et j’ai senti combien il était difficile d’écrire une histoire contemporaine. Tous ceux qui ont vu les mêmes événements les ont vus avec des yeux différents ; les témoins se contredisent. Il faudrait, pour écrire l’histoire d’un roi, que tous les témoins fussent morts : comme à Rome on attend, pour faire un saint, que ses maîtresses, ses créanciers, ses valets de chambre ou ses pages, soient enterrés.

De plus, je me reproche fort d’avoir barbouillé deux tomes pour un seul homme, quand cet homme n’est pas vous.

J’ai honte surtout d’avoir parlé de tant de combats, de tant de maux faits aux hommes ; je m’en repens d’autant plus que quelques officiers ont dit, en parlant de ces combats, que je n’avais pas dit vrai, attendu que je n’avais pas parlé de leurs régiments : ils supposaient que je devais écrire leur histoire.

J’aurais bien mieux fait d’éviter tous ces détails de combats donnés chez les Sarmates, et d’entrer plus profondément dans le détail de ce qu’a fait le czar pour le bien de l’humanité. Je fais plus de cas d’une lieue en carré défrichée que d’une plaine jonchée de morts.

On a commencé une nouvelle édition[3] de mes folies en prose et en vers ; il me semble que ces folies deviendraient plus utiles si je donnais un abrégé des grandes choses qu’a faites Charles XII, et des choses utiles qu’a faites le czar Pierre.

Je n’ai pas de mémoires de Moscovie dans ma retraite de Cirey. La philosophie, les belles-lettres, la paix, la félicité, y habitent ; mais on n’y a aucune nouvelle des Russes.

Je me jette aux pieds de Votre Altesse royale : je la supplie de vouloir bien engager un serviteur éclairé, qu’elle a en Moscovie, à répondre aux questions ci-jointes. J’aurai à Votre Altesse royale l’obligation d’avoir mieux connu la vérité : c’est un commerce rare entre des princes et des particuliers ; mais vous ne ressemblez en rien aux autres princes : on demandera aux autres des biens, des honneurs ; on demandera à vous seul d’être éclairé.

Salomon du Nord, la reine de Saba, c’est-à-dire de Cirey, joint ses sentiments d’admiration aux miens.

  1. Lettre 748.
  2. Voyez tome XVI, l’Histoire de Charles XII, dont les premières éditions étaient en deux volumes.
  3. C’est l’édition dont on a parlé dans une note sur la lettre 574. l’Histoire de Charles XII n’en fait point partie.