Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 679

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 163-165).
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679. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 13 novembre 1736.

Voltaire, ce n’est point le rang et la puissance,
Ni les vains préjugés d’une illustre naissance,
Qui peuvent procurer la solide grandeur ;
Du vulgaire ignorant telle est souvent l’erreur ;
Mais un homme éclairé tient en main la balance ;
Lui seul sait distinguer le vrai de l’apparence :
Il n’est point ébloui par un trompeur éclat ;
Sous des titres pompeux il découvre le fat.
Et d’illustres aïeux ne compte point la suite.
Si vous n’héritez d’eux leurs vertus, leur mérite.

Il est d’autres moyens de se rendre fameux,
Qui dépendent de nous, et sont plus glorieux.

Chacun a des talents dont il doit faire usage
Selon que le destin en régla le partage.
L’esprit de l´homme est tel qu’un diamant précieux,
Qui sans être taillé ne brille point aux yeux.
Quiconque a trouvé l’art d’ennoblir son génie.
Mérite notre hommage, en dépit de l’envie.
Rome nous vante encor les sons de Corelli ;
Le Français prévenu fredonne avec Lulli ;
L’Énéide immortelle, en beautés si fertile,
Transmet jusqu’à nos jours l’heureux nom de Virgile ;
Carrache, le Titien, Rubens, Ruonarotti,
Nous sont aussi connus que l’est Algarotti,
Lui dont l’art du compas et le calcul excède
Le savoir tant vanté du célèbre Archimède.
On respecte en tous lieux le profond Cassini ;
La façade du Louvre exalte Bernini[1] ;
Aux mânes de Newton tout Londre encore encense ;
Henri, le grand Colbert, sont chéris dans la France ;
Et votre nom, fameux par de savants exploits,
Doit être mis au lang des héros et des rois.

Monsieur, vous savez sans doute que le caractère dominant de notre nation n’est pas cette aimable vivacité des Français. On nous attribue en revanche le bon sens, la candeur, et la véracité de nos discours : ce qui suffit pour vous faire sentir qu’un rimeur du fond de la Germanie n’est pas propre à produire des impromptus ; la pièce que je vous envoie n’a pas non plus ce mérite.

J’ai été longtemps en suspens si je devais vous envoyer mes vers ou non, à vous l’Apollon du Parnasse français, à vous devant qui les Corneille et les Racine ne sauraient se soutenir[2]. Deux motifs m’y ont pourtant déterminé : celui qui eût sûrement dissuadé tout autre, c’est, monsieur, que vous êtes vous-même poëte, et que par conséquent vous devez connaître ce désir insurmontable, cette fureur que l’on a de produire ses premiers ouvrages ; l’autre, et qui m’a le plus fortifié dans mon dessein, est le plaisir que j’ai de vous faire connaître mes sentiments à la faveur des vers, ce qui n’aurait pas eu la même grâce en prose.

Le plus grand mérite de ma pièce est, sans contredit, de ce qu’elle est ornée de votre nom ; mon amour-propre ne m’aveugle pas jusqu’au point de croire cette épître exempte de défauts. Je ne la trouve pas digne même de vous être adressée. J’ai lu, monsieur, vos ouvrages et ceux des plus célèbres auteurs, et je vous assure que je connais la différence infinie qu’il y a entre leurs vers et les miens.

Je vous abandonne ma pièce ; critiquez, condamnez, désapprouvez-la, à condition de faire grâce aux deux vers qui la finissent. Je m’intéresse vivement pour eux : la pensée en est si véritable, si évidente, si manifeste, que je me vois en état d’en défendre la cause contre les critiques les plus rigides, malgré la haine et l’envie, et en dépit de la calomnie. Je suis, etc.

Fédéric

  1. Voyez ma note tome XIV, page. 505.
  2. Voltaire ne dut prendre, dans ce nuage d’encens, que la part qui lui en revenait. Le commentateur quelquefois sévère du grand Corneille trouva toujours Racine admirable, enchanteur, et divin, laissant à des pédants tels que l’abbé Geoffroi le soin de nous prouver lourdement que nous devons trouver du génie dans Andromaque et Athalie. (Cl.)