Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 677

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 161-163).
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677. — À M. DE MAIRAN.
À Cirey, le 9 novembre.

En partant de Paris, monsieur, au mois de juin[1] je chargeai un jeune homme, nommé de Lamare, de vous remettre le Mémoire sur les Forces motrices que vous aviez eu la bonté de me prêter ; mais j’ignore encore si le jeune homme vous l’a rendu. Il serait heureux pour lui qu’il eût fait la petite infidélité de le garder pour s’instruire ; mais c’est un trésor qui n’est pas à son usage.

La veille de mon départ, j’avais demandé à M. Pitot s’il avait lu ce Mémoire ; il m’avait répondu que non : sur quoi je conclus que, dans votre Académie, il arrive quelquefois la même chose qu’aux assemblées des comédiens ; chacun ne songe qu’à son rôle, et la pièce n’en est pas mieux jouée.

J’avais encore demandé à M. Pitot s’il croyait que la quantité du mouvement fût le produit de la masse par le carré de la vitesse ; il m’avait assuré qu’il était de ce sentiment, et que les raisons de MM. Leibnitz et Bernouilli lui avaient paru convaincantes ; mais à peine fus-je arrivé à Cirey qu’il m’écrivit qu’il venait de lire enfin votre Mémoire, qu’il était converti, que vous lui aviez ouvert les yeux, que votre dissertation était un chef-d’œuvre.

Pour moi, monsieur, je n’avais point à changer de parti. Il n’était pas question de me convertir, mais de m’apprendre mon catéchisme. Quel plaisir, monsieur, d’étudier sous un maître tel que vous ! J’ai trop tardé à vous remercier des lumières et du plaisir que je vous dois. Avec quelle netteté vous exposez les raisons de vos adversaires ! vous les mettez dans toute leur force, pour ne leur laisser aucune ressource lorsque ensuite vous les détruisez. Vous démêlez toutes les idées, vous les rangez chacune à leur place ; vous faites voir clairement le malentendu qu’il y avait à dire qu’il faut quatre fois plus de force pour porter un fardeau quatre lieues que pour une lieue, etc., etc. J’admire comme vous distinguez les mouvements accélérés, qui sont comme le carré des vitesses et des temps, d’avec les forces, qui ne sont qu’en raison des vitesses et des temps.

Quand vous avez fait voir, par le choc des corps mous et des corps à ressort (articles XXII, XXIII, XXIV), que la force est toujours en raison de la simple vitesse, on croirait que vous pouvez vous passer d’autres raisons, et vous en apportez une foule d’autres. Le n° XXVIII est sans réplique. Je serais bien curieux de voir ce que peuvent répondre à ces preuves si claires les Wolf, les Bernouilli, et les Musschenbroeck.

Serait-ce abuser de vos bontés, monsieur, de vous parler ici d’une difficulté d’un autre genre, qui m’occupe depuis quelques jours ? Il s’agit d’une expérience contraire aux premiers fondements de la catoptrique. Ce fondement est qu’on doit voir l’objet au point de concours du cathète et du rayon réfléchi. Cependant il y a bien des occasions où cette règle fondamentale se trouve fausse.

figure géométrique
figure géométrique

Dans ce cas-ci, par exemple, je devrais, par les règles, voir l’objet A au point de concours D ; cependant je le vois en l, k, i, h, g, successivement, à mesure que je recule mon œil du miroir concave, jusqu’à ce qu’enfin mon œil soit placé en un point où je ne vois plus rien du tout.

Cela ne prouve-t-il pas manifestement que nous ne connaissons point, que nous n’apercevons point les distances par le moyen des angles qui se forment dans nos yeux ? Je vois souvent l’objet très-près et très-gros, quoique l’angle soit très-petit. Il paraît donc que la théorie de la vision n’est pas encore assez approfondie. Tacquet et Barrow[2] n’ont pu résoudre la difficulté que je vous propose. Voulez-vous bien me mander ce que vous en pensez ?

Mme  la marquise du Châtelet, qui est digne de vous lire ( et c’est beaucoup), trouve qu’il n’y a personne qui soit plus fait pour goûter la vérité que vous. Elle m’ordonne de vous assurer de son estime, et de vous faire ses compliments. Ses sentiments pour vous, monsieur, vous consoleront de l’ennui de ma lettre, et me feront pardonner mon importunité.

Je suis, avec la plus respectueuse estime, etc.

  1. C’est-à-dire, dans les premiers jours de juillet. (Cl.)
  2. André Tacquet, mathématicien et jésuite, né à Anvers en 1611, y est mort en 1660 ; Isaac Barrow, théologien et géomètre, né à Londres ; en 1630, mort en 1677, a été le maître de Newton. (B.)