Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 664

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 150-151).
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664. — À MADEMOISELLE QUINAULT.
À Cirey, ce 19 … 1736.

Charmante Thalie, j’ai bien peur que l’Enfant prodigue ne soit bientôt enterré avec la chienne noire ; mais il n’y a ni ouvrage ni chien qui puissent durer autant que ma tendre reconnaissance et mon attachement pour vous.

Vous pourriez engager M. de Pont-de-Veyle ou M. d’Argental à m’envoyer par la poste là pièce telle qu’on la joue : ils sont à portée de faire contresigner le paquet, et on a le plaisir d’avoir son enfant au bout de deux jours. Sinon je vous supplierais de l’envoyer à cet avocat Robert qui va toujours partir pour Cirey. Il faudrait avoir la bonté de mettre l’adresse à Mme  la marquise du Châtelet.

Je ne connais point du tout Mlles  Fessard. Je n´ai point écrit à Mme  la duchesse de Saint-Pierre depuis mon départ ; je n’ai dit mon secret à personne. Niez toujours fort et ferme ; quand tout le parterre crierait que c’est moi, il faut dire qu’il n’en est rien.

Si la pièce n’est ni digne de tant de bontés de votre part, ni utile aux comédiens, ni flatteuse pour son auteur, du moins j’en aurai tiré un avantage, qui m’est plus cher que les plus grands succès ; j’aurai connu tout ce que vous valez dans le commerce de la vie, et combien vous êtes au-dessus de tous les rôles que vous embellissez, et de tous les auteurs que vous faites valoir.

Quoi, aimable Thalie, une chienne noire vient accoucher chez vous ! Voilà la plus belle nouvelle du monde. Je vous conjure de me retenir un chien et une chienne. J’espère que le frère fera un jour dans Cirey, beaucoup d’enfants à la sœur, et que dans peu d’années nous aurons, d’inceste en inceste, une meute de petits noirs. Voilà la fable du pot au lait, et tout est pot au lait ; l’Enfant prodigue est un de ces pots-là. Votre amitié, vos bontés pour moi, seront quelque chose de plus réel. Adieu, divinité que j’ai habillée de crotte ; je vous jure de ne vous donner jamais de Croupillacs de ma vie.

Encore un petit mot : le public est donc bien raffiné ! Il trouve mauvais qu’il y ait du plaisant dans l’Enfant prodigue, et, s’il n’y en avait point eu, il aurait dit : C’est une tragédie. Encore un mot : ce Rousseau est donc un grand faquin de vouloir bannir l’intérêt. Le fat ! confondez-le, et continuez-moi vos bontés.