Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 650

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 136-137).
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650. — À M. DE CIDEVILLE.
À Cirey, ce 25 septembre.

Je deviens bien paresseux, mon cher ami, mais ce n’est pas quand votre amitié ordonne quelque chose à la mienne. J’avais parole à peu près de placer la petite Linant chez Mme  la duchesse de Richelieu ; mais l’enfant qu’il fallait élever se meurt[1]. Enfin j’ai obtenu de Mme  du Chàtelet qu’elle la prendrait, quoique répugnance qu’elle y eût. Je ne doute pas que la petite n’ait, pour le moins, autant de répugnance à servir que Mme  du Châtelet en a à se faire servir par la sœur du gouverneur de son fils. Ce sont de petits désagréments qu’il faut sacrifier à la nécessité. Enfin, voilà toute la famille de Linant placée dans nos cantons. La mère, le fils, la fille, tout est devers Cirey, quia Cideville sic voluit.

Comptez que Linant n’a désormais rien à faire que de se tenir où il est. Son élève[2] est d’un caractère doux et sage, et ce caractère excellent sera orné un jour de quarante mille livres de rente. Il y a donc de la fortune et des agréments à espérer pour Linant, S’il pouvait se rendre un peu utile, savoir écrire, savoir que deux et trois font cinq, se rendre nécessaire en un mot, cela vaudrait bien mieux que de croupir dans l’ignorance et dans le travail oisif d’une misérable tragédie[3] qui, depuis quatre ans, est à peine commencée. Il n’est pas né poëte ; il en avait l’oisiveté et l’orgueil. Vous l’avez, me semble, corrigé de cet orgueil si mal placé ; si vous le corrigez de son oisiveté, vous lui aurez tenu lieu de père.

Newton est ici le dieu auquel je sacrifie ; mais j’ai des chapelles pour d’autres divinités subalternes. Voici ce Mondain qu’Émilie croyait vous avoir envoyé. Donnez-en, mon cher ami, copie au philosophe Formont, à qui je dois bien des lettres. Cette vie de Paris, dont vous verrez la description dans le Mondain, est assez selon le goût de votre philosophie.

La vie que je mène à Cirey serait bien au-dessus, si j’avais plus de santé, et si je pouvais y embrasser mon cher Cideville.

La sotte guerre de Rousseau et de moi continue toujours ; j’en suis fâché, cela déshonore les lettres.

  1. Cet enfant, qui porta le titre de duc de Fronsac dans les bras de sa nourrice, était né le 30 décembre 1734. (Cl.)
  2. Le duc du Châtelet, cité dans la lettre du 12 avril 1735, à Cideville.
  3. Ramessès.