Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 591

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 66-67).
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591. – À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Cirey, par Vassy, ce 4 avril 1736.

Mon cœur vous adresse cette ode[1] que je n’ose décorer de votre nom. Vous êtes fait pour partager des plaisirs, et non des querelles. Recevez donc ce témoignage de ma reconnaissance, et soyez sûr que je vous aime plus que je ne hais Desfontaines et Rousseau.

Je vous avais mandé, par ma dernière, que je souscrivais à toutes vos critiques ; vous saurez, par celle-ci, que je les ai regardées comme des ordres, et que je les ai exécutées. Il est vrai que je n’ai pu remettre les cinq actes[2] en trois ; l´intérêt serait étranglé et perdu : il faut que des reconnaissances soient lilées pour toucher ; mais j’ai retranché la Croupille, mais j’ai refondu la Croupillac, mais j’ai retouché le cinquième acte, mais j’ai refait des scènes et des vers partout. Il y a une seule chose dans laquelle je n’ai obéi qu’à demi aux deux aimables frères : c’est dans le caractère d’Euphémon, que je n’ai pu rendre implacable pendant la pièce, pour lui faire changer d’avis à la fin. Premièrement, ce serait imiter Inès[3] ; en second lieu, ce n’est pas d’une conversation longue, ménagée et contradictoire, entre le père et le fils, que dépend l’intérêt, au cinquième acte. Cet intérêt est fondé sur la manière adroite et pathétique dont l’aimable Lise tourne l’esprit du père d’Euphémon ; et, dès qu’Euphémon fils parait, la réconciliation n’est qu’un instant. En troisième lieu, si vous me condamniez à une longue scène entre le père et le fils, si vous vouliez que le fils attendrît son père par degrés, ce ne serait qu’une répétition de la scène qu’il a déjà eue avec sa maîtresse. Peut-être même y a-t-il de l’art à avoir fait rouler tout le grand intérêt de ce cinquième acte sur Lise.

Enfin je vous l’envoie telle qu’elle est, et telle qu’il me paraît difficile que j’y touche beaucoup encore. J’ai actuellement d’autres occupations qui ne me permettent guère de donner tout mon temps à une comédie.

J’ose me flatter qu’elle réussira. Ce qui est sûr, c’est que le succès est dans le sujet et dans le total de l’ouvrage. Je peux la corriger pour les lecteurs ; mais ce que j’y ferais est inutile pour le théâtre. Je vous demande donc en grâce qu’on la joue telle que je vous la renvoie, et, quand il s’agira de l’impression, vous serez aussi sévère qu’il vous plaira.

Je ne vous pardonnerai de ma vie d’avoir, dans les représentations d’Alzire, ôté ce vers :

Je n’ai point leurs attraits, et je n’ai point leurs mœurs,

(Acte IV, scène ii.)

et d’avoir laissé subsister cette réponse.

Étudiez nos mœurs avant de les blâmer.

Il fallait bien que le premier vers fondât le dernier : cela me met dans un courroux effroyable. Adieu, mon cher et aimable Aristarque ; adieu, ami généreux.

Émilie vous fait les compliments les plus tendres et les plus vrais.

Elle veut absolument qu´Alzire paraisse avec la dédicace ; et moi, je vous demande en grâce que le Discours soit imprimé, au moins avec permission tacite, et débité avec Alzire.

  1. l´Ode sur l’Ingratitude ; voyez tome VIII. page 421.
  2. De l’Enfant prodigue.
  3. Inès de Castro, tragédie de Lamotte.