Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 550

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 16-17).
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550. — Á M. THIERIOT.
À Cirey, le 25 janvier.

Nous avons joué notre tragédie, mon charmant ami, et nous n’avons point été sifflés. Dieu veuille que le parterre de Paris soit aussi indulgent que celui de nos bons Champenois ! Je suis bien fâché, pour l’honneur des belles-lettres, que Lefranc fasse de si mauvaises manœuvres pour m’accabler. En sera-t-il plus haut quand je serai plus bas ? Forcer Mlle  Dufresne[1] à ne point jouer dans ma pièce, c’est ôter le maréchal de Villars au roi, dans la campagne de Denain. Le rôle était fait pour elle, comme Zaïre était taillée sur la gentille Gaussin. Mon cher Thieriot, vous connaissez mon cœur ; je voudrais réussir sans que Lefranc tombât. J’aime tant les beaux-arts que je m’intéresserais même au succès de mes rivaux. La lettre que j’ai écrite aux comédiens n’était point ironique. Le ton modeste doit être le mien, et celui de tout homme qui se livre au public. J’ose croire que ce même public, informé du plagiat de Lefranc, et de la tyrannie qu’il a voulu exercer sur moi, s’empressera de me venger en me faisant grâce ; et, si la pièce est applaudie, je dirai grand merci à Lefranc. Voilà comment les ennemis peuvent être utiles. Que je vous ai d’obligation, mon cher et solide ami, d’encourager notre petite Américaine Gaussin, et de l’élever un peu sur les échasses du cothurne ! « You must exalt her tenderness into a kind of Savage loftiness and natural grandeur ; let her enforce her own character[2]. » Mettez-lui bien le cœur, ou plutôt quelque chose de mieux au ventre : voilà du Ballot[3] tout pur. Faites bien mes compliments à cette imagination naturelle et vive qui, comme vous, juge bien de tous les arts. Est-il vrai que Desfontaines est puni de ses crimes, pour avoir fait une bonne action ? On dit qu’on va le condamner aux galères pour avoir tourné l’Académie française en ridicule, après qu’il a impunément outragé tant de bons auteurs, et trahi ses amis. Est-il vrai que le libraire Ribou est arrêté ? Adieu ; écrivez-moi tout ce que j’attends de vous.

Dites à monsieur votre frère que la fermière de M. d’Estaing[4] nous fait enrager. Je lui en écrirai un mot.

Adieu ; Émilie a joué son rôle comme elle fait tout le reste. Ah ! qu’il vaut mieux se borner aux plaisirs de la société que de se faire le Zani sérieux, et le bouffon tragique d’un parterre tumultueux ! Émilie vous aime. Vale.

  1. Les comédiennes mariées n’étaient jamais appelées madame ; mademoiselle Dufresne désigne ici Mme  Dufresne (R.)
  2. « Donnez à sa tendresse le genre de chaleur et d’élévation naturelles à un caractère passionné mais sauvage ; qu’elle se surpasse dans son rôle. »
  3. Ami de Thieriot. Voltaire l’appelait Ballot-l’Imagination.
  4. Charles-François, comte d’Estaing, lieutenant général, mort à Plombières le 29 auguste 1746 ; père de celui à qui Voltaire adressa une lettre, le 8 septembre 1766.