Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 547
Il est vrai que si l’on peut prouver qu’il y a une incompatibilité, une contradiction formelle entre la matière et la pensée, toutes les probabilités en faveur de la matière pensante sont détruites.
Il est donc vrai que le fort de la dispute, comme vous le dites très-bien, roule sur cette question : « La matière pensante est-elle une contradiction ? »
1° J’observerai qu’il ne s’agit pas de savoir si la matière pense par elle-même : elle ne fait rien, elle ne peut avoir le mouvement ni l’existence par elle-même (du moins cela me paraît démontré) ; il s’agit uniquement de savoir si le Créateur, qui lui a donné le mouvement, le pouvoir incompréhensible de le communiquer, peut aussi lui communiquer, lui unir la pensée.
Or s’il était vrai qu’on prouvât que Dieu n’a pu communiquer, n’a pu unir la pensée à la matière, il me paraît qu’on prouverait aussi par là que Dieu n’a pu lui unir un être pensant : car je dirai contre l’être pensant uni à la matière tout ce qu’on dira contre la pensée unie à la matière.
On ne connaît rien dans les corps, dira-t-on, qui ressemble à une pensée. Cela est vrai ; mais je réponds : Une pensée est l’action d’un être pensant : donc il n’y a rien, selon vous, dans la matière, qui ait la moindre analogie à un être pensant ; donc, selon vous-même, vous prouveriez qu’un être immatériel ne peut être en rien affecté par la matière ; donc, selon vous-même, l’homme ne penserait point, ne sentirait point ; donc, en prétendant prouver l’impossibilité où est la matière de penser, vous prouveriez qu’en effet nous ne pouvons penser, ce qui serait absurde. En un mot, si la pensée ne peut être dans la matière, je ne vois pas comment un être pensant peut être dans la matière. Or, de quelque manière que nous nous tournions, il est très-vrai qu’il n’y a aucune connexion, aucune dépendance entre les objets de nos organes et nos idées ; il est très-vrai (soit que la matière pense, soit que Dieu lui ait uni un être immatériel), il est très-vrai, dis-je, qu’il n’y a aucune raison physique par laquelle je doive voir un arbre, ou entendre le son des cloches, quand il y a un arbre devant mes yeux, ou que le battant frappe la cloche près de mes oreilles. Il est surtout démontré dans l’optique qu’il n’y a rien dans les rayons de lumière qui doive me faire juger de la distance d’un objet : donc, soit que mon âme soit matière ou non, je ne puis ni voir ni entendre, ni avoir une idée de là distance, etc., que par les lois arbitraires établies par le Créateur.
Reste donc à savoir si le Créateur a pu, en établissant ces lois, communiquer des idées à mon corps à l’occasion de ces lois.
Ceux qui disent que Dieu ne peut donner des idées aux corps se servent de cet argument : « Ce qui est composé est nécessairement de la nature de ce qui le compose : or, si une idée était un composé de matière, la matière étant divisible et étendue, il se trouverait que la pensée serait divisible et étendue ; mais la pensée n’est ni l’un ni l’autre : donc il est impossible que la pensée soit de la matière, »
Cet argument serait une démonstration contre ceux qui diraient que la pensée est un composé de matière ; mais ce n’est pas cela que l’on dit. On dit que la pensée peut être ajoutée de Dieu à la matière, comme le mouvement et la gravitation, qui n’ont aucun rapport à la divisibilité : donc Dieu peut donner à la matière des attributs tels que la pensée et le sentiment, qui ne sont point divisibles.
L’argument dont s’est servi le Père Tournemine, dans le Journal de Trévoux, est encore bien moins solide que l’argument que je viens de réfuter.
Nous apercevons, dit-il, un objet indivisiblement ; or, si notre âme était matière, la partie A d’un objet frapperait la partie A dé mon entendement ; la partie B de l’objet frapperait la partie B de mon âme : donc nulle partie de mon âme ne pourrait voir l’objet.
Vous avez mis dans un très-grand jour cet argument du Père Tournemine.
Voici en quoi consiste, à mon sens, le vice évident de ce raisonnement. Ce raisonnement suppose que nous n’aurions d’idée d’un objet que parce que les parties d’un objet frapperaient notre cerveau ; or rien n’est plus faux.
1° J’ai l’idée d’une sphère, quoiqu’il ne vienne à mes yeux que quelques rayons de la moitié de cette sphère ; j’ai le sentiment de la douleur, qui n’a aucun rapport à un morceau de fer entrant dans ma chair ; j’ai l’idée du plaisir, qui n’a rien d’analogue à quelque liqueur passant dans mon corps, ou en sortant : donc les idées ne peuvent être la suite nécessaire d’un corps qui en frappe un autre ; donc c’est Dieu qui me donne les idées, les sentiments, selon les lois par lui arbitrairement établies ; donc la difficulté résultant de ce que la partie A de mon cerveau ne recevrait qu’une partie A de l’objet est une difficulté que l’on appelle ex falso suppositum, et n’est point difficulté.
2° Il serait encore faux de dire que toutes les parties d’un objet ne pussent se réunir en un point dans mon cerveau : car toutes les lignes peuvent aboutir dans une circonférence à un point seul qui est le centre.
On fait encore une difficulté éblouissante. La voici : « Si Dieu a accordé le don de penser à une partie de mon cerveau, cette partie est divisible. On en retranche la moitié, on en retranche le quart, on en retranche mille, cent mille particules : à laquelle de ces particules appartiendra la pensée ? »
Je réponds à cela deux choses : 1° il est possible au Créateur de conserver dans mon cerveau une partie immuable, et de la préserver du changement continuel qui arrive à toutes les parties de mon corps ; 2° il est démontré qu’il y a dans la matière des parties solides indivisibles ; en voici la démonstration.
Des pores du corps augmentent en proportion doublée de la division de ce corps : donc si vous divisez à l’infini vous aurez une série dont le dernier terme sera l’infini pour les pores, et l’autre terme zéroo pour la matière, ce qui est absurde ; donc il y a des parties solides et indivisibles ; donc si Dieu accorde la pensée à quelqu’une de ces parties, il n’y a point à craindre que le don de penser ne se divise, ni rien à objecter contre ce pouvoir que l’Être suprême a de donner la pensée à un corps.
Remarquez, en passant, que cette démonstration de la nécessité qu’il y ait des parties parfaitement solides ne combat point la démonstration de la matière divisible à l’infini en géométrie. Car, en géométrie, nous ne considérons que les objets de nos pensées : or il est démontré que notre pensée fera passer dans l’espace infiniment petit du point de contingence d’un cercle et d’une tangente une infinité d’autres cercles ; mais physiquement cela ne se peut : voilà pourquoi M. de Malésieu, dans ses Éléments de Géométrie, pages 117 et suivantes, paraît se tromper en ne distinguant pas l’indivisible physique et l’indivisible mathématique. Il tombe surtout dans une grande erreur au sujet des unités. Je vous prie de relire cet endroit de sa Géométrie.
Je reviens donc à cette proposition : Il est impossible de prouver qu’il y ait de la contradiction, de l’incompatibililé, entre la matière et la pensée. Pour savoir s’il est impossible que la matière pense, il faudrait connaître la matière, et nous ne savons ce que c’est : donc, voyant que nous sommes cet être que nous appelons matiètre, et que nous pensons, nous devons juger qu’il est très-possible à Dieu d’ajouter la pensée à la matière, par les raisons ci-devant déduites dans ma dernière lettre[2].
Permettez-moi d’ajouter encore cet argument-ci : Je ne sais point comment la matière pense, ni comment un être, quel qu’il soit, pense ; peut-on nier que Dieu n’ait le pouvoir de faire un être doué de mille qualités à moi inconnues, sans lui donner ni l’étendue ni la pensée ?
Or Dieu, ayant créé un être, ne peut-il pas le faire pensant ? Et, après l’avoir fait pensant, ne peut-il pas le faire étendu, et vicissim ? Il me semble que, pour nier cela, il faudrait être chef du conseil de Dieu, et savoir bien précisément ce qui s’y passe.
- ↑ Cette lettre à Formont doit avoir suivi de très-près, et peut-être même précédé celle à Cideville, du 19 janvier. Formont avait, le 6 janvier, écrit à Voltaire sur la matérialité de l’âme. Dès le 13, Voltaire avait écrit sur cet objet quelques mots en réponse à Formont. (B.) — Voyez la lettre 545.
- ↑ Celle du 13 janvier.