Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 545

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 7-9).
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545. — Á M. DE FORMONT[1].
Á Cirey, le 13 janvier.

Aimable philosophe, nous avons reçu votre prose et vos vers : la prose est d’un sage, les vers sont d’un poëte.

Votre style juste et coulant,
Votre raison ferme et polie,
Plaisent tous deux également
À la philosophe Émilie,
Qui joint la force du génie
À la douceur du sentiment.
Entre vous deux assurément
Le ciel mit de la sympathie.
À l’égard de notre Linant,
Il vous approuve, et dort d’autant,
Commence un ouvrage et l’oublie.
Moi, je raisonne et versifie ;
Mais non, certes, si doctement
Que votre sage Polymnie.

Voilà de la rimaille qui m’a échappé ; venons à la raison, que je n’attraperai peut-être point.

Il est vrai que nous ne pouvons comprendre ni comment la matière pense, ni comment un êre pensant est uni à la matière. Mais de ces deux choses également incompréhensibles, il faut que l’une soit vraie, comme, de la divisibilité ou de l’indivisibilité de la matière, il faut que l’une ou l’autre soit, quoique ni l’une ni l’autre ne soient compréhensibles. Ainsi la création et l’éternité de la matière sont inintelligibles ; et cependant il faut que l’une des deux soit admise.

Pour savoir si la matière pense ou non, nous n’avons point de règle fixe qui nous puisse conduire à une démonstration, comme en géométrie ; cette vérité : « Entre deux points la ligne droite est la plus courte, » mène à toutes les démonstrations. Mais nous avons des probabilités : il s’agit donc de savoir ce qui est le plus probable. L’axiome le plus raisonnable, en fait de physique, est celui-ci : « Les mêmes efTets doivent être attribués à la même cause. » Or les mêmes effets se voient dans les bêtes et dans les hommes : donc la même cause les anime. Les bêtes sentent et pensent à un certain point, elles ont des idées ; les hommes n’ont au-dessus d’elles qu’une plus grande combinaison d’idées, un plus grand magasin. Le plus et le moins ne changent point l’espèce : donc, etc. Or personne ne s’avise de donner une âme immortelle à une puce ; il n’en faudra donc point donner à l’éléphant ni au singe, ni à mon valet champenois[2], ni à un bailli de village, qui a un peu plus d’instinct que mon valet ; enfin ni à vous, ni à Émilie.

La pensée et le sentiment ne sont pas essentiels, sans doute, à la matière, comme l’impénétrabilité. Mais le mouvement, la gravitation, la végétation, la vie, ne lui sont pas essentiels, et personne n’imaginerait ces qualités dans la matière si on ne s’en était pas convaincu par l’expérience.

Il est donc très-probable que la nature a donné des pensées à des cerveaux, comme la végétation à des arbres ; que nous pensons par le cerveau, de même que nous marchons avec le pied, et qu’il faut dire comme Lucrèce :

Primum, animum dico, mentem quem sæpe vocamus,
In quo consilium vitæ, regimenque locatum est,
Esse hominis partem nihilominus ac manus et pes.

(Liv. III, v, 94.)

Voilà, je crois, ce que notre raison nous ferait penser, si la foi divine ne nous assurait pas du contraire ; c’est ce que pensait Locke, et ce qu’il n’a pas osé dire.

De plus, quand même cette analogie des animaux ne serait pas une extrême probabilité, le frustra per plura quod potest per pauciora est encore une excellente raison. Or le chemin est bien plus court de faire penser un cerveau que de fourrer dans un cerveau je ne sais quel être dont nous n’avons aucune idée. Cet être qui croît et décroît avec nos sens, a bien la mine d’être un sixième sens ; et, si ce n’était notre divine religion, je serais tenté de le croire ainsi.

Je trouve très-mauvais que vous parliez de Newton comme d’un faiseur de systèmes ; il n’en a fait aucun. Il a découvert, dans la matière, des propriétés incontestables, démontrées par les expériences. Il est aussi certain que les forces centripètes agissent sur tous les corps, sans aucune matière intermédiaire, qu’il est certain que l’air pèse. Il est aussi sûr que la lumière se réfléchit dans le vide, par la force de l’attraction, c’est-à-dire par les forces centripètes, qu’il est sûr que les rayons de la lumière se brisent dans l’eau.

Je vous en dirais davantage, mais j’ai une tragédie qui me presse. Lefranc m’a volé mon sujet et toutes mes situations ; il s’est hâté de bâtir sur mon fonds, et est allé proposer son vol aux comédiens. C’est voler sur l’autel. Adieu ; mille tendres compliments à Cideville. Émilie vous en fait beaucoup.

  1. Vovez la lettre 547.
  2. Cérau.