Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 512

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 534-535).
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512. — Á M. LE DUC DE RICHELIEU[1].
À Cirey, ce 30 septembre.

Vous attendez apparemment, messieurs du Rhin, que l’Italie soit nettoyée d’Allemands pour que vous fassiez enfin quelque beau mouvement de guerre, ou peut-être pour que vous publiiez la paix, à la tête de vos armées. Le pacifique philosophe dont vous vous moquez est cependant entre ses montagnes, faisant pénitence comme don Quichotte, et attendant sa Dulcinée. J’ai appris, dans ma solitude, que Mme de Richelieu devient tous les jours une grande philosophe, et qu’elle a berné et confondu publiquement un ignorant prédicateur de jésuite qui s’est avisé de disputer contre elle sur l’attraction et sur le vide. Vous allez, de votre côté, devenir un grand astronome, quand vous aurez le gnomon universel que Varinge[2] a promis de faire, pour la somme de 350 livres. Vous pouvez écrire à votre savante épouse de presser ledit Varinge, qui doit travailler à cet ouvrage incessamment et le livrer au mois d’octobre. Croyez, monsieur le duc, que mon respect pour la physique et pour l’astronomie ne m’ôte rien de mon goût pour l’histoire. Je trouve que vous faites a merveille de l’aimer. Il me semble que c’est une science nécessaire pour les seigneurs de votre sorte, et qu’elle est bien plus de ressource dans la société, plus amusante et bien moins fatigante que toutes les sciences abstraites. Il y a dans l’histoire, comme dans la physique, certains faits généraux très-certains ; et pour les petits détails, les motifs secrets, etc., ils sont aussi difficiles à deviner que les ressorts cachés de la nature. Ainsi, il y a partout également d’incertitude et de clarté. D’ailleurs ceux qui, comme vous, aiment les anecdotes en histoire, sont assez comme ceux qui aiment les expériences particulières en physique. Voilà tout ce que j’ai de mieux à vous dire en faveur de l’histoire que vous aimez, et que Mme du Chàtelet méprise un peu trop. Elle traite Tacite comme une bégueule qui dit des nouvelles de son quartier. Ne viendrez-vous pas disputer un peu contre elle, quelque jour, à Cirey ? Je vais vite vous faire bâtir un appartement. Je crois que vous reviendrez des bords du Rhin,

Un peu las de votre campagne,
Très-affamé de jeunes ….
Et pour des … fermes et ronds
Oubliant toute l’Allemagne.
Vous m’avouerez, pour le certain,
Que votre bonté passagère
Se saisira de la première
Honnête bégueule, ou catin,
Sage ou folle, facile ou fière,
Qui vous tombera sous la main.
Mais, s’il vous peut rester encore
Quelque pitié pour le prochain,
Épargnez, dans votre chemin,
La beauté que mon cœur adore.

  1. Louis-François Armand Vignerod du Plessis de Richelieu, né le 13 mars 1696, reçu à l’Académie française le 12 décembre 1720, plus de vingt-cinq ans avant l’auteur de la Henriade, créé maréchal de France le 11 octobre 1748, mort le 8 auguste 1788. Avant de devenir la dulcinée de Voltaire, la belle Èmilie avait été l’une de celles du duc de Richelieu. (Cl.)
  2. Voyez une note de la lettre 482.