Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 510

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 531-532).
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510. — Á M. DE FORMONT[1].
À Cirey, par Vassy en Champagne, ce 22 septembre 1735.

Martin Lefranc, qui barbouilla Didon.
Vain dans ses mœurs et faible dans son style,
Sur la Dufréne[2] allant à l’Hélicon,
S’était vanté d’avoir passé Virgile.
Mais vous, poëte au modeste maintien,
À l’esprit juste, aux sons pleins d’harmonie,
Du grand Virgile admirant le génie,
Vous l’imitez, sans vous vanter de rien.

C’est ce qui m’est échappé, mon cher ami, après avoir lu votre élégante traduction ; je l’attendais, depuis un mois, avec une extrême impatience. Enfin le ballot est arrivé.. Nous avons lu et relu, Émilie, Linant et moi, votre aimable ouvrage. C’est sans contredit la meilleure traduction qu’on ait faite, en aucune langue que je sache, de ce chef-d’œuvre de la poésie latine. Vous pourriez la rendre parfaite avec un peu de travail. Il faudrait rompre la marche un peu trop uniforme des vers, et en corriger environ soixante. J’ose dire que l’ouvrage demande absolument cette réforme ; je vous conjure de vous en donner la peine.

Je sais que vous aimez la poésie pour elle-même. C’est une maîtresse dont les faveurs vous sont chères, sans que vous cherchiez à instruire le public de vos bonnes fortunes ; mais enfin on aime quelquefois à faire parade de son bonheur.

L’épître sur la Décadence du goût vous a déjà fait un honneur infini. Votre quatrième livre de l’Énéide vous en ferait encore davantage à proportion de la difficulté surmontée, et quand même vous ne voudriez pas jouir de votre gloire, jouissez au moins avec vous-même du plaisir de la perfection ; encore quelques pas, et vous y êtes.

Linant ne profite guère de vos exemples ni de vos conseils ; il dort beaucoup, ne fait rien, ne produit rien, et ne fera jamais rien. Cideville s’est bien trompé, quand il a voulu faire de Linant un auteur dramatique.

J’ai lu, mon cher Formont, depuis peu un tas de sottises nouvelles. J’ai été bien surpris de rencontrer dans cet amas de brochures impertinentes, qu’on m’a envoyées de Paris, la tragédie de la Mort de César, imprimée. Dieu sait comment ! César n’a jamais été plus massacré par Brutus et par Cassius que par l’abominable éditeur qui m’a joué ce tour. Les entrailles paternelles s’émeuvent à la vue de mes enfants ainsi mutilés : cela est déplorable.

Je me console avec le Siècle de Louis XIV des sottises de celui-ci. Je ne laisse pas d’avancer chemin. Si Linant était un autre homme, il m’aiderait dans ma besogne. Il me ferait des extraits, il lirait avec moi ; mais le pauvre homme sue quand il faut écrire deux mots : il écrit comme une femme qui écrit mal, et ne sait pas même l’orthographe. Je l’ai fait précepteur, de peur qu’il ne mourût de faim, car il n’est d’aucune ressource ni pour les autres ni pour lui.

Savez-vous que l’abbé du Resnel a traduit les Essais de Pope sur la nature humaine ? Cela est bien pis que mes réponses à Pascal. Le péché originel ne trouve pas son compte dans cet ouvrage. Je ne sais comment le du Resnel, qui cherche à faire sa fortune, se tirera de cette traduction… Hélas ! très-bien. Il n’y a qu’heur et malheur en ce monde : il aura un bénéfice, et je serai brûlé. Adieu.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Actrice qui jouait Didon. (A. F.)