Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 503
Mon très-cher et révérend Père, l’inaltérable amitié dont vous m’honorez est bien digne d’un cœur comme le vôtre ; elle me sera chère toute ma vie. Je vous supplie de recevoir les nouvelles assurances de la mienne, et d’assurer aussi le Père Porée de la reconnaissance que je conserverai toujours pour lui. Vous m’avez appris l’un et l’autre à aimer la vertu, la vérité, et les lettres. Ayez aussi la bonté d’assurer de ma sincère estime le révérend Père Brumoy. Je ne connais point le Père Moloni, ni Père Rouillé dont vous me parlez ; mais s’ils sont vos amis, ce sont des hommes de mérite.
J’ai lu avec beaucoup de plaisir le poème latin que vous m’avez envoyé et je regrette toujours que ceux qui écrivent si bien dans une langue étrangère et presque inutile ne s’appliquent pas à enrichir la nôtre. Je fais mes compliments à l’auteur, et je souhaite, pour l’honneur de la nation, qu’il veuille bien faire dans une langue qu’on parle ce qu’il fait dans une langue qu’on ne parle plus. C’est un de vos mérites, mon cher Père, de parler notre langue avec noblesse et pureté ; c’est à un homme qui pense et qui parle comme vous à faire l’oraison funèbre de feu M. le maréchal de Villars ; le panégyriste est digne du héros. J’ai toujours été très-attaché à tous les deux, et je vous supplie instamment de vouloir bien m’envoyer cet ouvrage.
Vous plaignez l’état où je suis : je ne suis à plaindre que par ma mauvaise santé ; mais je supporte avec patience les maux réels que me fait la nature ; à l’égard de ceux que m’a faits la fortune, ce sont des maux chimériques. Je suis si loin d’être malheureux que j’ai refusé, il y a trois semaines, une place chez un souverain d’Allemagne[1] avec la valeur de dix mille livres d’appointement ; et je n’ai refusé cette place que pour vivre en France avec quelques amis, ne présumant pas qu’on ait la barbarie de me persécuter ; et si on l’avait, je vivrais ailleurs heureux et tranquille. À l’égard des réponses que vous avez bien voulu faire à mes questions philosophiques, je vous avoue qu’elles m’ont bien étonné, et que j’attendais tout autre chose.
1° Je ne vous ai point demandé s’il y a dans la matière un principe d’attraction et de gravitation ; mais je vous ai demandé si ce principe commençait d’être un peu généralement connu parmi les savants de votre ordre, et si ceux qui ne l’admettent pas encore y font quelques objections vraisemblables.
Là-dessus vous me répondez qu’un corps pèse sur un autre, quand il en pousse un autre, etc. : ce qui me fait juger que ni vous ni ceux à qui vous avez montré les réponses, n’avez pas encore daigné vous appliquer à lire les principes de M. Newton ; car ce n’est nullement de corps poussé dont il s’agit : la question est de savoir s’il y a une tendance, une gravitation, une attraction du centre de chaque corps, les uns vers les autres, à quelque distance prodigieuse qu’ils puissent être. Cette propriété de la matière, découverte et démontrée par le chevalier Newton, est aussi vraie qu’étonnante, et la moitié de l’Académie des sciences, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas cru indigne de leur raison d’apprendre ce qu’ils ne savaient pas, commencent à reconnaître cette vérité dont toute l’Angleterre, le pays des philosophes, commence à être instruite. À l’égard de notre Université, elle ne sait pas encore ce que c’était que Newton. C’est une chose déplorable qu’il ne soit jamais sorti un bon livre des Universités de France, et qu’on ne puisse seulement trouver chez elles une introduction passable à l’astronomie, tandis que l’Université de Cambridge produit tous les jours des livres admirables de cette espèce ; aussi ce n’est pas sans raison que les étrangers habiles ne regardent la France que comme la crème fouettée de l’Europe.
Je souhaiterais que les jésuites, qui ont les premiers fait entrer les mathématiques dans l’éducation des jeunes gens, fussent aussi les premiers à enseigner des vérités si sublimes, qu’il faudra bien qu’ils enseignent un jour, quand il n’y aura plus d’honneur à les connaître, mais seulement de la honte à les ignorer.
Ce que vous me dites à propos du mouvement (qui n’est point certainement essentiel à la matière) prouve bien encore que ni vous, ni vos amis, n’avez pas daigné lire, ou n’avez pas présentes à l’esprit les vérités enseignées par ce grand philosophe : car, encore une fois, il ne s’agit pas ici du mouvement ordinaire des corps, mais du principe inhérent dans la matière, qui fait que chaque partie de la matière est attirée et attire en raison directe de la masse, et en raison doublée et inverse de la distance. Ni M. Newton, ni aucun homme digne du nom de philosophe, n’ont dit que ce principe soit essentiel à la matière ; ils le regardent seulement comme une propriété donnée de Dieu à l’être si peu connu que nous nommons matière. Ce que vous dites, que le mouvement est une des preuves de l’existence de Dieu, ne fait encore rien au sujet ; à moins que ce ne soit un secret soupçon que vous ayez que ceux qui ont le mieux démontré la Divinité soient les indignes et abominables ennemis de Dieu, dont ils sont en effet les plus respectables interprètes ; mais je ne vous soupçonne pas d’une idée si injuste et si cruelle : vous êtes bien loin de ressembler à ceux qui accusent d’athéisme quiconque n’est pas de leur avis. Ayez la bonté maintenant de revenir à cette question : Dieu peut-il communiquer le don de la pensée à la matière, comme il lui communique l’attraction et le mouvement ? On répond hardiment que cela est impossible à Dieu, et on se fonde sur cette raison que celui qui juge aperçoit un objet indivisiblement : donc la pensée est indivisible, etc. ; et on appelle cela une démonstration ; ce n’est pourtant qu’un paralogisme bien visible, qui suppose ce qui est en question.
La question est de savoir si Dieu a le pouvoir de donner a un corps organisé la puissance d’apercevoir un morceau de pain et de sentir de l’appétit en le voyant ? Vous dites : « Non, Dieu ne le peut : car il faudrait que le corps organisé aperçût tout le pain ; or la partie A du pain ne frappe que la partie A du cerveau ; la partie B, que la partie B ; et nulle partie du cerveau ne peut recevoir tout l’objet. »
Voilà ce qu’assurément vous ne pourrez jamais prouver ; et vous ne trouverez aucun principe duquel vous puissiez tirer cette conclusion que Dieu n’a pu donner à un corps organisé la faculté de recevoir à la fois l’impression de tout un objet. Vous voyez que mille rayons de lumière viennent peindre un objet dans l’œil ; mais par quelle raison assurez-vous que Dieu ne peut imprimer dans le cerveau la faculté de sentir ce qui est sensible dans la matière ?
Vous avez beau dire : La matière est divisible ; ce n’est ni comme divisible, ni comme étendue qu’elle peut penser ; mais la pensée peut lui être donnée de Dieu, comme Dieu lui a donné le mouvement et l’attraction, qui ne lui sont pas essentiels, et qui n’ont rien de commun avec la divisibilité. Je sais bien qu’une pensée n’est ni carrée, ni octogone, ni rouge, ni bleue ; qu’elle n’a ni quart, ni moitié ; mais le mouvement et la gravitation ne sont rien de tout cela, et cependant existent. Il n’est donc pas plus difficile à Dieu d’ajouter la pensée à la matière que de lui avoir ajouté le mouvement et la gravitation.
Je vous avoue que plus je considère cette question, et plus je suis étonné de la témérité des hommes qui osent ainsi borner la puissance du Créateur à l’aide d’un syllogisme.
Vous croyez que les mots je et moi, et ce qui constitue la personnalité, est encore une preuve de l’immatérialité de l’âme. N’est-ce pas toujours supposer ce qui est en question ? Car qui empêchera un être organisé qui pense de dire je et moi ? Ne serait-ce pas toujours une personne différente d’un autre corps, soit pensant, soit non pensant ?
Vous demandez d’où viendrait l’idée de l’immatérialité à un être purement matériel ; je réponds : De la même source d’où vient l’idée de l’infini à un être fini. Vous parlez après cela d’Aristote et d’un enfant qui raisonne sur sa poupée ; les deux comparaisons ne sont que trop bien assorties : Aristote, en fait de saine philosophie, n’était qu’un enfant ; est-il possible que vous puissiez citer un homme qui n’a jamais mis que des paroles à la place des choses ? À l’égard de l’enfant et de sa poupée, quel rapport cela peut-il avoir avec la question présente ? J’avais dit qu’il faudrait connaître à fond la matière pour oser décider que Dieu ne la peut rendre pensante ; et il est très-vrai que nous ne savons ce que c’est que matière, et ce que c’est qu’esprit : et là-dessus vous me dites que les esprits forts, pour se tirer d’affaire, répondent qu’ils n’ont aucune idée de matière, ni d’esprit, ni de vertu, ni de vice.
Que font là, je vous prie, les vertus et les vices ? Dieu en sera-t-il moins le législateur des hommes quand il aura fait penser leur corps ? Un fils en devra-t-il moins le respect à son père ? Devra-t-on être moins juste, moins doux, moins indulgent ? L’âme en sera-t-elle moins immortelle ? Sera-t-il plus difficile à Dieu de conserver à jamais les petites particules auxquelles il aura attaché le sentiment et la pensée ? Qu’importe de quoi votre âme soit faite, pourvu qu’elle use bien de la liberté que Dieu a daigné lui accorder ? Cette question a si peu de rapport à la religion que quelques Pères de l’Église ont conçu autrefois Dieu et les anges comme corporels. Mais on ne vous assure point que l’âme soit matérielle. On assure seulement qu’il très-possible à Dieu de l’avoir rendue telle ; et je ne vois pas qu’on puisse jamais prouver le contraire.
Pour deviner ce qu’elle est réellement, on ne peut avoir que des vraisemblances ; et la saine philosophie demande que, dans des questions où l’on n’a que de la vraisemblance à espérer, on ne se flatte point de démonstrations.
On dit donc : Il est très-vraisemblable que les bêtes ont du sentiment, et qu’elles n’ont point une âme spirituelle, telle qu’on l’attribue à l’homme. Nous avons tous de commun avec les bêtes, organes, nourriture, propagation, besoins, désirs, veille, repos, sentiment, idées simples, mémoire ; nous avons donc quelques principes communs qui opèrent tout cela en nous et en elles : car frustra fit per plura, quod potest ficri per pauciora.
Pourquoi notre supériorité ne consisterait-elle pas dans une faculté d’avoir et de combiner des idées, poussée beaucoup plus loin dans nous qu’elle ne l’est dans les animaux, et surtout dans l’immortalité que Dieu fait le partage des hommes, et n’a pas fait le partage des bêtes ?
Cette supériorité n’est-elle pas suffisante ? Et faut-il encore que notre orgueil nous empêche de voir tout ce que nous avons de conforme avec elles ? Je supplie qu’on lise, sur cette matière, le chapitre de l’Étendue des connaissances humaines de M. Locke, dernière édition de l’Essai sur l’Entendement humain. Si ce qu’a dit ce sage et modéré philosophe ne satisfait pas, rien ne satisfera.
Lorsqu’on a une fois expliqué les raisons sur lesquelles on a appuyé son sentiment, et qu’on a bien lu les raisons de son adversaire, si on ne change pas d’opinion, on doit au moins conserver toujours une disposition à se rendre à de nouvelles raisons quand on en sentira la force.
C’est, je vous jure, mon très-cher Père, la manière dont je me conduis ; j’ai cru fort longtemps qu’on ne pouvait prouver l’existence de Dieu que par des raisons a posteriori, parce que je n’avais pas encore appliqué mon esprit au peu de vérités métaphysiques que l’on peut démontrer.
La lecture de l’excellent livre du docteur Clarke m’a détrompé ; et j’ai trouvé dans ses démonstrations un jour que je n’avais pu recevoir d’ailleurs. C’est encore lui seul qui me donne des idées nettes sur la liberté de l’homme ; tous les autres écrivains n’avaient fait qu’embrouiller cette matière. Si jamais je trouve quelqu’un qui puisse me prouver de même, par la raison, la spiritualité et l’immortalité de l’âme, je lui aurai une obligation éternelle, etc.
- ↑ Dans la lettre no 539 et dans celle du 27 novembre 1736, Voltaire nomme le duc de Holstein.