Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 496

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 511-512).
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496. — Á M. THIERIOT.
Cirey.

Je vous envoie, mon cher ami, ma réponse au cardinal Albéroni ; vous ferez de sa lettre et de la mienne l’usage que vous croirez le plus propre ad majorem rei litterarix gloriam. Vous n’avez pas entendu parler sans doute d’un certain Jules César, qui a été joué assez bien, dit-on, au collège d’Harcourt. C’est une tragédie de ma façon, dont je ne sais si vous avez le manuscrit. Je ne suis plus qu’un poète de collège. J’ai abandonné deux théâtres qui sont trop remplis de cabales, celui de la Comédie française et celui du monde. Je vis heureux dans une retraite charmante, fâché seulement d’être heureux loin de vous. Il me parait que nous sommes l’un et l’autre assez contents de notre destinée. Vous buvez du vin de Champagne avec Pollion La Popelinière ; vous assistez à de beaux concerts italiens ; vous voyez les pièces nouvelles ; vous êtes dans le tourbillon du monde, des belles-lettres, et des plaisirs ; moi, je goûte, dans la paix la plus pure et dans le loisir le plus occupé, les douceurs de l’amitié et de l’étude, avec une femme unique dans son espèce, qui lit Ovide et Euclide, et qui a l’imagination de l’un et la justesse de l’autre. Je donne tous les jours quelque coup de pinceau à ce beau siècle de Louis XIV, dont je veux être le peintre et non l’historien. La poésie et la philosophie m’amusent dans les intervalles. J’ai corrigé cette Mort de Jules César, et j’aurais grande envie que vous la vissiez. J’ai la vanité de penser que vous y trouveriez quelques vers tels qu’on en faisait il y a soixante ans.

Souvenez-vous, si vous rencontrez en chemin quelque bonne anecdote sur l’histoire des arts, de m’en faire part. Tout ce qui peut caractériser le siècle de Louis XIV est de mon ressort, et est digne de votre attention.

Qu’est-ce que c’est qu’un nouveau Portrait de moi, qui paraît[1] ? Tout le monde attribue le premier au jeune comte de Charost. J’ai bien de la peine à croire qu’un jeune seigneur, qui ne m’a jamais vu, ait pu faire cette satire ; mais le nom de M. de Charost, qu’on met à la tête de ce petit écrit, me confirme dans le soupçon où j’étais que l’ouvrage est d’un jeune abbé de Lamare, qui doit entrer auprès de M. de Charost. C’est un jeune poète fort vif et peu sage. Je lui ai fait tous les plaisirs qui ont dépendu de moi ; je l’ai reçu de mon mieux, et j’avais même chargé Demoulin de lui donner des secours essentiels. Si c’est lui qui m’a déchiré, il doit être au rang des gens de lettres ingrats. On n’en trouve que trop de cette espèce, qui déshonore la littérature et l’esprit ; mais je suspends mon jugement, parce qu’il ne faut accuser personne sans être sûr de son fait ; et, d’ailleurs, dans la félicité dont je jouis, mon premier plaisir est d’oublier les injures.

Mandez-moi des nouvelles, mon cher ami, s’il y en a qui valent la peine d’être sues. Le ballet[2] de Rameau se joue-t-il ? La Sallé y danse-t-elle ? Y a-t-il à Paris de nouveaux plaisirs ? Mais surtout comment va votre santé ?

  1. Voyez une note de la lettre 489.
  2. Les Indes galantes, ballet héroïque, paroles de Fuzelier, musique de Rameau, joué le 23 août 1735.